Dans «Le temps liquide», l’auteur tchadien livre une revue de paysages et d’émotions. En filigrane, c’est le paysage politique de son pays, de Hissein Habré à Idriss Déby, qui défile.
Nimrod est un écrivain distingué dans plusieurs sens du terme. Distingué par les nombreux prix littéraires qu’il a reçus depuis son premier recueil de nouvelles, Pierre, poussière, publié en 1989, et son premier roman, Les jambes d’Alice, paru en 2001. Et distingué comme le verbe qui irrigue ses livres.
Son dernier ouvrage, Le temps liquide, cabote aux rivages de ses talents de poète, de romancier, d’essayiste et d’auteur jeunesse. Parmi les dix-sept récits qui composent l’opus, «tous sont autobiographiques», affirme l’auteur né en 1959 à Koyom, dans le sud du Tchad. Le temps liquide s’inscrit logiquement à la suite de L’or des rivières (2010) et Le départ (2005). D’autres volumes suivront.
Revue de paysages et d’émotions
De Béthune à Abidjan, en passant par le Tchad et la Chine, d’un train intercités Amiens-Paris à des festivals littéraires à travers le monde, on visite «une revue de paysages, d’émotions et de sensations». Les histoires nous transportent comme sur un radeau, les mots sont des flots d’émotions diverses et fortes. La source du livre remonte loin : «Je l’ai entrepris il y a de cela trente-deux ans, en 1984. C’est notamment le cas de Demi-salaire, ébauché au cours de mes vacances d’étudiant à N’Djamena. Le récit qui donne son titre au recueil date lui de 2013, et Le voyage de Clermont-Ferrand, de 2016. L’unique difficulté résidait dans leur agencement, car j’étais animé par le souci de favoriser l’ambiance “voyage” de ces textes ; d’où l’alternance des textes longs et brefs que j’ai respectée à la lettre.»
Passé proche et passé lointain se mêlent dans cette mosaïque. «Si vous tenez absolument à trouver un fil conducteur, il est dans le titre : le temps. Le temps est l’archiviste des êtres et des choses. Celui-ci constitue leur rythme, leur tempo et leur trempage, tous vocables de la famille du tempus latin. Sans son concours, il nous serait impossible de prendre conscience de notre vie ou d’établir un constat.»
La mort rôde dans certains récits : celle frôlée au village Djoumane, près de Moundou (capitale économique du Tchad) sous le joug des combattants de Hissein Habré (Président de 1982 à 1990), celle du fils, Claude, évoqué avec beaucoup de pudeur au détour d’une rencontre. Le temps liquide, du verbe «liquider», serait aussi ce temps qui tue ? «Le temps ne liquide jamais rien. Il ne se livre à aucun inventaire, il se contente de recevoir nos faits et gestes en dépôt. La mort fait partie de la vie. Cependant, ne le rendons pas responsable du chaos de l’histoire, celui de nos guerres et infortunes, car le temps, souligne le poète, est une “machine à indiquer l’univers” (Pierre Oster).»
Le Tchad en pâture
En filigrane de certains récits se dessine le paysage politique du Tchad. Il est alors question de trahison. Est-ce un constat sur le pays en général ? «La France et son complexe militaro-industriel ont livré les Tchadiens en pâture à une minorité inculte de guerriers qui ont bousillé la génération de nos papas, la nôtre et celle de nos enfants. J’ignore si la trahison est le bon terme, mais il est parfaitement justifié, car nous avons été trahis dans notre attente de paix et de bien-être.» La mort le 20 avril 2021 de Idriss Déby, à la tête du Tchad depuis 1990, prolonge le doute dans lequel le pays et plongé : «L’incertitude est notre destin. Notre avenir est bouché, et le monde tel qu’il va n’est porteur d’aucun espoir pour nous. Nos guerriers et les puissances mondiales n’ont nul intérêt à ce que ça change.»
S’il est question de mort, elle est le prélude à des renaissances. L’archange Gabriel, évoqué dès le premier récit, est un des nombreux symboles semés par l’écrivain-poète. Mais Nimrod regarde aussi le monde tel qu’il est : «Le préjugé selon lequel le poète serait “dans la lune” relève d’une profonde méconnaissance de sa condition. On ne saurait être plus incarné que lui.»
Jeune Afrique