Oumar Sarr et ses camarades de l’opposition exercent un droit garanti par la Constitution

Leur interpellation au cours d’une marche pacifique ne répond pas aux exigences d’une société démocratique
Des membres de l’opposition réunis autour du coordonnateur du Parti démocratique sénégalais (Pds), Oumar Sarr, par ailleurs leader à la tête de l’Initiative pour des élections démocratiques (Ied), exigent, au cours d’une manifestation organisée le 9 mars 2018, la démission du ministre de l’Intérieur Aly Ngouille Ndiaye. Au motif que ce dernier, au cours d’une émission à la télévision, a fait preuve d’un parti pris dans l’organisation de l’élection présidentielle de 2019, au bénéfice exclusif du parti au pouvoir. Ce qui, en tout état de cause, est de nature à fausser les règles du jeu démocratique, tant au niveau du processus électoral que de la sincérité même du verdict issu des urnes à l’issue du vote.
Il est acquis que dans un Etat de droit, l’autorité chargée des élections doit être neutre, impartiale, mesurée dans ses propos et dans ses actes, tout en faisant preuve d’une grande capacité de discernement afin de garantir le processus et la sincérité du vote au moment de l’élection. Or, les propos litigieux tenus par le ministre de l’Intérieur sont, à bien des égards, révélateurs d’une absence de neutralité et d’impartialité qui risquent de porter atteinte à la transparence de l’élection présidentielle de 2019. Par exemple, ceux qui ne sont pas de l’Apr ou de la mouvance présidentielle auront-ils le même traitement de faveur formulé par le ministre de l’Intérieur, entre autres ? Rien n’est moins sûr ! Ou du moins, on peut désormais en douter sans risquer de se tromper.
Quoi qu’il en soit, on sait que par un arrêté du 8 mars 2018, le préfet avait interdit la manifestation de l’opposition sénégalaise sous le prétexte fallacieux de «trouble à l’ordre public, des risques d’infiltration par des individus malintentionnés, des risques d’entraves à la libre circulation des personnes et des biens». Dès lors, ces motifs pouvaient-ils, en l’état, justifier juridiquement l’interdiction de la manifestation litigieuse ? La réponse est négative.
1. Sur le risque de trouble à l’ordre public :
Le préfet ne peut pas, sous-couvert de la notion d’ordre public, interdire systématiquement toute manifestation devant le ministère de l’Intérieur ou devant tout autre ministère. En faisant de la sorte, il porte lui-même atteinte de manière délibérée aux libertés fondamentales et provoque par là même une régression démocratique au Sénégal. Le rôle des pouvoirs publics est de mettre à la disposition des manifestants tous les moyens nécessaires pour sécuriser leurs actions. C’est cela aussi un Etat de droit. C’est cela aussi la démocratie, elle a un prix. L’opposition est dans son droit le plus absolu. Le rôle de l’opposition dans un Etat démocratique est de s’opposer, devrait-on le rappeler. Par conséquent, empêcher à l’opposition de s’opposer, y compris sur la voie publique, c’est éliminer tout adversaire politique dans ce qui devrait être un jeu démocratique. L’opposition ne doit pas avoir de zone interdite dans ce pays ; les citoyens non plus. La liberté est la règle. La Constitution sénégalaise le rappelle en cas de besoin.
La liberté de manifestation est un droit constitutionnellement garanti. En effet, en vertu de l’article 8 de la Constitution : «La République du Sénégal garantit à tous les citoyens (…) la liberté d’opinion, la liberté d’expression (…) la liberté de réunion, la liberté de déplacement, la liberté de manifestation (…).»
La liberté de manifestation acquiert ainsi une valeur supérieure à la loi du fait de son rang constitutionnel. Par conséquent, se murer systématiquement derrière le concept fourre-tout de «l’ordre public», afin d’interdire des manifestations, est une atteinte délibérée à la démocratie sénégalaise. D’autant plus que cette manifestation de l’opposition ne peut pas être regardée comme ayant pour but de porter atteinte à l’ordre public.
Par conséquent, interpeller avec force des membres de l’opposition qui manifestent pacifiquement, c’est un recul démocratique que tous les citoyens doivent combattre. De tels agissements doivent cesser. Le Sénégal était un très bon exemple au niveau démocratique. Il devient de plus en plus un très mauvais exemple.
2. Sur les risques d’infiltration par des individus malintentionnés :
L’argument est très faible. En ce sens qu’il s’agit là d’un risque qui existe dans toutes les manifestations au monde, mais cela n’empêche pas les manifestations d’avoir lieu. On en veut pour preuve le fait que si on opposait cet argument à toutes les manifestations, il n’y aurait plus de manifestation dans ce pays. C’est une manœuvre très dangereuse pour la démocratie.
Le rôle des pouvoirs publics au Sénégal, ce n’est pas un tel positionnement. Il appartenait donc au préfet et aux pouvoirs publics de mettre en place des moyens leur permettant de combattre d’éventuels infiltrés. Le préfet ne peut pas se fonder sur une hypothétique infiltration pour interdire la manifestation de l’opposition sénégalaise.
3. Sur les risques d’entraves à la libre circulation des personnes et des biens
Cet argument est également très faible. Conformément à une jurisprudence constante, les risques de troubles causés par une manifestation ne peuvent pas fonder une mesure d’interdiction, dès lors qu’il n’est pas établi que le préfet ne pouvait pas faire face à ces risques par d’autres moyens. Par conséquent, en l’état, la décision du préfet n’était ni nécessaire au maintien de l’ordre public ni adaptée ni proportionnée. Elle est donc illégale.
En conclusion, l’interpellation du leader Oumar Sarr et de ses camarades de l’opposition n’est pas juridiquement fondée. Elle est même abusive dans un Etat de droit. Qui plus est, la liberté de manifester, de crier son ras-le-bol, est un droit fondamental garanti par la Constitution du Sénégal en son article 8.
Au demeurant, il faut savoir que dans toute société démocratique : «En tant que souverains, les citoyens n’ont cessé d’accroître leur capacité d’intervention et de démultiplier leur présence. Ils ne se contentent dorénavant plus de faire entendre de façon intermittente leur voix dans les urnes. Ils exercent toujours plus activement un pouvoir de surveillance et de contrôle (…). La vivacité même des critiques qu’ils adressent au système représentatif donne la mesure de leur détermination à faire vivre l’idéal démocratique (…). L’aspiration à l’élargissement des libertés et à l’instauration de pouvoirs serviteurs de la volonté générale a partout fait vaciller les despotes et modifié la face du globe.» Cette assertion du Professeur Pierre Ronsavallon doit davantage faire réfléchir le parti au pouvoir et sa coalition.
Heurter systématiquement ces contours, c’est s’attaquer aux fondements même de la démocratie sénégalaise. C’est un recul démocratique d’interdire à l’opposition de manifester devant les ministères ou tout autre lieu de son choix. D’autant plus que l’exercice de la liberté de manifestation est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés : il appartenait donc au préfet de prendre les mesures nécessaires à l’exercice de la liberté de manifestation de l’opposition autour du leader Oumar Sarr, y compris devant le ministère de l’Intérieur.
Eu égard aux propos tenus par le ministre de l’Intérieur Aly Ngouille Ndiaye, l’opposition, dans un souci de transparence du processus électoral, est en droit de marcher devant le ministère de l’Intérieur pour exiger l’instauration d’une Autorité indépendante chargée d’organiser l’élection présidentielle de 2019. C’est un moyen d’éviter de graves troubles (cette fois-ci sérieuses) à l’ordre public, à l’issue du vote et de la proclamation des résultats de l’élection. C’est la paix et la santé démocratique du Sénégal qui sont en jeu. Le président de la République commettrait une grave erreur s’il sous-estime les réclamations en cours de l’opposition sénégalaise… De plus, la marche de l’opposition a été illégalement interdite.
Enfin, le pouvoir exécutif doit garder à l’esprit le droit de résistance à l’oppression tel qu’il résulte de l’article 35 de la Constitution française de 1793 : «Quand le gouvernement viole les droits du Peuple, l’insurrection est pour le Peuple, et pour chaque portion du Peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.» A bon entendeur !
Alioune GUEYE
Professeur de Droit public,
Membre du Comité scientifique à la Revue juridique et politique des États francophones (Paris- France),
Membre du Comité scientifique à la Revue québécoise de Droit international public (Québec-Canada),
Ancien A.T.E.R en Droit public en France, Rang 1er