C’était un soir de la dernière décennie. Je rentrais d’Illkirch fatigué mais joyeux. Il s’agit de ces heures tardives, lisières entre la nuit et l’aube, où la ferveur amicale et les envolées rieuses cèdent la place à la compagnie de soi-même. Dans cette marche solitaire, j’entendais au loin le silence de la nuit et les échos des rêves des humbles gens de cette terre-frontière.
Mais dans cette atmosphère, il y avait aussi des voix du pays lointain qui résonnaient dans mes oreilles et enveloppaient de leur douceur ma solitude. «Esprit live» venait de sortir. Pape et Cheikh rajoutaient une couche de douceur dans leur singulière aventure musicale acoustique.

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Le groupe avait tout de suite connu le succès avec l’album «Yaakaar» dont la sensualité tranchait avec le bruit insupportable qui avait pris possession des ondes et des scènes. Comme si l’alternance de 2000, en profanant toute forme de sacralité, n’avait pas laissé indemne la musique. Pape et Cheikh, ce n’était pas une musique au service de l’esprit de cour qui est devenue la norme sous nos cieux. Le duo offrait une mélodie sensuelle dont la douceur était comparable au pays d’hier, celui que nous avons enterré au profit du désordre national.

Pape et Cheikh grattaient divinement les cordes de l’instrument. Il ne s’agissait pas d’un duo classique, mais d’une âme que deux avaient en commun. Des amis d’enfance originaires de Kaolack ont formé une bande et écrit parmi les plus belles pages de la culture sénégalaise. Ils ont parcouru le monde, joué avec les plus grands et ont dignement incarné le génie sénégalais. Je me souviens, durant mes années au ministère de la Culture, que le duo était une grande source de fierté car il était le symbole de l’esprit sénégalais ; une conjonction de charme et de pudeur ; de mesure et de décence ; de talent et d’imagination.

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Pape et Cheikh, une signature, une destinée, des succès et des millions de cœurs qui chaviraient. Les tubes : Mariama, Lonkotina, Sogni, Yaatal Géw bi… Les nuits dakaroises étaient devenues le lieu d’expression d’une musique qui devenait plus entraînante que leur légendaire afro-folk. De nouveaux fans ont afflué poussant les puristes des débuts à rechigner, à regretter le temps d’avant, celui de la confidentialité du groupe et des rythmes lents. Mais en tous les cas une marque s’était installée comme une nouvelle évidence au cœur de la musique africaine. Autre nouvel exemple du «Sénégal qui gagne».

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Je suis devant l’océan, à Sendou, sur cette plage vide. Le vent est d’une exquise douceur ce soir. Personne n’apparaît, comme si on s’était donné le mot pour laisser la mélancolie du jour étaler son voile sombre. Cheikhou n’est plus. Il a rejoint le pays sans fin. L’homme discret, effacé, toujours un cran en arrière pour laisser son ami Pape prendre toute la lumière, rejoint le pays des ombres. Cheikhou nous quitte comme il a vécu, dans la discrétion et le refus des extravagances qui peuvent accompagner la vie d’un artiste. Nous avons perdu un Sénégalais, un homme qui s’empêchait, qui faisait son travail chaque soir, comme un ouvrier va au chantier chaque matin ; celui de transmettre des émotions et de bercer les cœurs par l’art. Un exemple de pudeur et de retenue.

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Devant les vagues qui effleuraient mes pieds, j’ai écouté Sogni, belle mélodie sur un texte d’une infinie beauté. Les paroles évoquent la mort, cet inéluctable rendez-vous avec l’autre versant de la vie, quand nous serons retournés devant le Créateur. La chanson nous rappelle à notre état de minuscule être, condamnés à rencontrer un jour la fin malgré nos ego, nos fanfaronnades, nos ambitions et nos rêves. Ce jour arrivera. Cheikh était souffrant mais il était digne dans l’épreuve et résilient face à l’impuissance. Jeune, il rêvait d’être professeur d’économie, puis a embrassé la musique non par hasard mais par vocation. Il a répondu à l’appel des notes en s’inscrivant en cours du soir au conservatoire durant ses années d’études à l’université de Dakar. Après des piges dans différents groupes, notamment avec l’immense Ouza, le duo inéluctable se noua.

Cheikhou nous laisse orphelin. Un guitariste hors pair s’en va rejoindre le paradis des grands guitaristes sénégalais disparus. Je pense à mon aîné et ami Cheikh Tidiane Tall et à Habib Faye, deux icônes de la musique de notre pays arrachés à notre affection.

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Pape et Cheikh devaient sortir ce 5 février le remix de leur tube Bu leen wengal gaal gi pour contribuer ainsi, à travers leur art, à la discussion politique et à l’paisement des cœurs. Hélas, Cheikh ne sera plus là. Il sera épargné de nos convulsions politiques, récurrentes batailles navales dans un verre d’eau faute de sincérité et de force de conviction de nombreux acteurs concernés. Il va rejoindre le Ciel et laisse Pape seul, entouré de millions de mélomanes dont le sevrage sera brutal.

En couchant ces lignes, j’ai repensé à cette marche ce soir-là entre Illkirch et chez moi, aux notes de Pape et Cheikh, qui m’ont accompagné, et au pays. Au pays. Aux amis. Aux heures joyeuses qui succèderont fatalement aux nuits pénibles. Au fleuve et à ceux dont il irrigue la conviction et la décision.

Par Hamidou ANNE – hamidou.anne@lequotidien.sn