Enseignant-chercheur au département d’histoire de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar (Ucad), Pr Omar Guèye analyse dans cet entretien le lien étroit qui existe entre la politique et le syndicalisme. Il revient ainsi sur l’histoire syndicale du Sénégal qui est indissociable avec la politique, tout en faisant savoir que le contexte ayant évolué, «la jonction entre le syndicalisme et la politique est devenue aujourd’hui très problématique».

Quel est le lien entre la politique et le syndicalisme ?
C’est un lien qui est très étroit historiquement, si on considère l’activité des syndicats comme l’un des secteurs les plus organisés de la société en fonction du dispositif colonial. On avait une certaine forme d’organisation qui faisait que l’activité syndicale n’était accessible qu’à une seule catégorie de population, c’est-à-dire citadine d’une façon générale et plus particulièrement celle des populations considérées comme évoluées qui avaient le statut de citoyen et qui pratiquaient une activité légale tant au niveau syndical que politique (…) C’est en partant de cette disposition de parler au nom des citoyens que les syndicalistes ont acquis une certaine légitimité au niveau politique de sorte que très tôt ils ont commencé à mener les premières revendications. Pour une raison très simple, la plupart d’entre eux sont nés français à l’école. Ils ont été régis par les principes de la République française dont la devise : Liberté-Fraternité-Egalité. Une contradiction très flagrante dans la marche de la République, le concept de liberté était très relatif, surtout pour les anciens combattants. Ils ont été à la guerre pour la liberté de la France, mais eux-mêmes n’étaient pas libres. On a parlé d’égalité, mais dans le travail il y avait cette dichotomie entre les travailleurs blancs et les travailleurs noirs, théoriquement égaux dans la République, mais pas dans la pratique du travailleur. C’est pourquoi très tôt, les travailleurs ont mis le doigt sur la contradiction fondamentale du colonialisme. La revendication fut à travail égal salaire égal. Question qui n’a jamais été résolue parce que la colonisation elle-même était porteuse de cette discrimination entre ces différentes catégories. Avec la participation à la Guerre mondiale, ces revendications étaient encore là. La prise de conscience s’était beaucoup plus accentuée parce qu’on a découvert le Blanc dans toute sa nature, fait de violence et de contradiction. Le mouvement s’est accéléré au lendemain de la 2ème Guerre mondiale. C’est sur le plan syndical qu’on a eu les premières actions. C’était le secteur le plus organisé au moment où les partis politiques étaient inféodés aux partis français. La question est que les syndicats n’existaient pas, c’est pendant la période du front populaire dans son «humanisme» que le front a décidé d’élargir les promesses de la République, les lois sociales (…). Très tôt, les syndicalistes ont compris par le biais de leurs actions qu’ils pouvaient contourner l’action politique, le statut qui leur empêchait de la faire. C’est comme ça qu’ils furent au-devant de la scène, aussitôt après la seconde Guerre mondiale. Chaque fois que les syndicalistes organisaient une grève, ils bénéficiaient tout de suite du soutien de la population parce que les manifestations étaient considérées comme anti-Blanc, anti-Français, d’Africains contre des Européens, de sorte que même ceux qui avaient des rapports très lointains avec la grève y participaient. C’est comme ça que Lamine Diallo, dès 1946, va mener la grève générale au Sénégal. C’est la première grève qui a changé le visage de la colonisation dans la mesure où une nouvelle force était née après la guerre. Ce sont des jeunes qui n’étaient pas connus, contrairement aux leaders politiques comme Lamine Guèye, Ngalandou Diouf et Blaise Diagne. Ce sont des inconnus, les Lamine Diallo, Assane Diop, Abass Guèye qui ont mené cette grève qui a fait trembler l’Administration coloniale (…) La conséquence c’est que les dirigeants de cette grève sont devenus les nouveaux héros. C’est comme cela que les syndicalistes ont très tôt été au-devant de la scène politique. Cette grève a été l’embryon d’une nouvelle élite politique au niveau de la population, de la popularité des leaders. De fait, si on considère la politique comme la participation à l’action publique, les syndicalistes ont été les premiers politiciens par rapport à ceux qui avaient cette étiquette de politiciens. Ils ont été au-devant malgré eux. Ce sont leurs actions qui les ont propulsés au-devant de la scène. C’est comme ça qu’on a eu une jonction entre l’action syndicale et celle politique. C’est l’action syndicale qui a mené à l’action politique du fait de l’aura des dirigeants de ces grèves (…) La réponse était très simple, les syndicalistes étaient certes au-devant de la scène politique, mais ils n’avaient pas le nombre pour gagner des élections. Par contre, les partis politiques constitués savaient l’apport qu’il fallait tirer de ces syndicalistes. Ce qui fait que Senghor, qui était très futé, a capté l’aura de ces syndicalistes (…) C’est comme cela que les syndicalistes sont venus dans le jeu politique. Non seulement ils ont fait irruption en 46, mais en 51 ils ont eu un député. C’est pourquoi je dis que malgré eux, les syndicalistes ont été dans le champ politique. A partir de ce moment, la question qui se pose est de savoir est-ce que la politique était une vocation des syndicalistes. Je dirai oui, parce que c’est une période où il y avait un certain militantisme politique. Le combat était pour l’indépendance. Et dans celui-ci, les syndicalistes avaient joué un certain rôle, notamment à partir de 1957 où l’Union générale des travailleurs d’Afrique noire (Ugetan) avait clairement défini comme objectif l’indépendance nationale et l’Unité africaine (…) De fait, on pouvait faire une synonymie entre action syndicale et action politique, les deux avaient le même objectif : l’idéal panafricain.
Le contexte ayant changé, qu’est-ce qui explique aujourd’hui la présence des syndicalistes sur le terrain politique ?
Il y a deux types de leaders. Il y a les militants. Il y a aussi des syndicalistes qui disent être mariés avec le syndicalisme. Il y a des militants qui ont le syndicalisme dans l’Adn. A côté de ces militants syndicalistes durs et travailleurs toute leur vie, il y a tous ceux qui, à travers le syndicalisme, ont accès à des postes de responsabilité politiques et qui se sont menés la guerre entre eux. Parce que la raison était très simple, autant le syndicalisme pouvait mener à l’action politique qui leur été interdite autant il pouvait leur faire accéder à des postes de responsabilité. Du moment que la participation responsable a été théorisée et qu’on essayait de contrôler le mouvement syndical, il y avait une possibilité d’être député, ministre, Pca, ambassadeur etc. Donc accéder à toutes les hautes fonctions de la République, cela a généré des ambitions. A côté des militants qui sont restés des syndicalistes, il y a ceux qui voyaient le syndicalisme comme moyen d’accéder à certaines fonctions. Evi­dem­ment, cela explique toutes les compétitions qui ont existé pour le contrôle de ces syndicats et des compétitions au niveau politique. Ils sont descendus sur le terrain politique et se sont comportés comme de véritables politiciens. Abass Guèye (père de Mame Makhtar Guèye) était particulièrement engagé. Il a été utilisé par Senghor pour parvenir au pouvoir. Mais dès 1956, Senghor a changé de colistier en choisissant Mama­dou Dia. Senghor ne pouvait pas mettre Dia en 1951. Il avait besoin de Abass Guèye pour les deux casquettes : ressortissant lébou et syndicaliste. En 1956, il a pris Dia et en réaction, Abass Guèye a créé un parti, le Rassemblement démocratique du Sénégal (Rds). Après, il a réintégré le Bts (…) En 1962 lors de la crise entre Mamadou Dia et les partisans de Senghor, c’était des syndicalistes qui se faisaient face. Au moment où Ibrahima Sarr était dans le box des accusés avec Mamadou Dia et ses partisans, dans la cour de la Haute cour de justice, il y avait Abass Guèye. C’est cette Haute cour de justice qui les a condamnés à cette peine de prison qui était extrêmement lourde. Ibrahima Sarr, aussitôt sorti de prison, est mort. C’était dramatique et c’est une ironie de l’histoire parce qu’il a mené l’une des batailles les plus épiques contre l’Administration coloniale : la grève de 1947. Et il n’a jamais fait de prison et c’est une fois que le pays est devenu indépendant qu’il a été en prison du fait même de ses anciens compagnons. Il faut voir ici comment la politique a complétement supplanté toutes ces années de camaraderie et de fraternité. Les enjeux de la politique avaient pris le dessus sur l’engagement syndical. Et la politique était devenue très attractive.
Et c’est cette tradition qui est en train d’être perpétuée…
Depuis, la tradition s’est installée avec toute cette convoitise que suscite l’action politique. Quand la participation responsable a été officielle parce qu’il y avait le parti unique, Senghor voulait aussi un syndicat unique. Et dans cette volonté de contrôle, il fallait leur donné un os : c’est la représentation à l’Assemblée nationale, au gouvernement, les postes d’ambassadeur (…) Maintenant, cela dérive sur ce que j’appelle le syndicalisme alimentaire et affairiste. C’est une problématique. Il est devenu un groupe de pression. En tant que tel, il fonctionne en mode affairiste en termes de compromissions. Parce qu’aussi bien l’Etat que les partis politiques cherchent à avoir leur propre partenaire dans le syndicat ou même leur syndicat. Il fut un moment où les syndicats étaient associés. Pour le secteur du syndicat d’enseignants que je connais mieux, on connaît les affiliations. Les querelles idéologiques qui existaient entre les partis se reflétaient au niveau des syndicats. Et les partis essayaient de faire en sorte que leurs représentants passent à la tête de ces syndicats. Aujourd’hui, il y a des subventions qui font qu’il n’y a plus de visibilité sur le champ syndical. Le syndicalisme a changé dans sa vocation. Au départ, c’est un syndicalisme qui militait pour ses membres dans un contexte d’exploitation coloniale, mais qui militait aussi pour les causes nationalistes. Dans la deuxième phase qu’on appelle la construction nationale, il y a la redéfinition de la cause syndicale qui fait que les syndicalistes sont soit alliés au gouvernement, soit ils mènent une politique d’opposition difficile. A l’époque, les masses étaient réprimées. On était dans un cadre de parti unique. La jonction faite entre le syndicalisme et la politique a continué, ce qui est devenu aujourd’hui très problématique avec les soupçons de compromissions avec le régime, mais aussi avec les partis d’opposition pour combattre le régime. Il faut ajouter un 3ème groupe. Je prends l’exemple du Syndicat autonome de l‘enseignement supérieur (Saes). C’est l’un des rares syndicats où les mandats sont bien définis. On ne peut avoir qu’un mandat renouvelable. C’est pourquoi régulièrement, les secrétaires généraux du Saes ont été changés. Et quand le Sg est changé, il reprend sa position à l’Université et redevient enseignant. C’est juste une position temporaire qu’on occupe et qui n’empêche pas aux enseignants d’aller enseigner et de faire des recherches. Ce ne sont pas des permanents à qui on pourrait reprocher ce qu’on reproche aux politiciens, des gens qui n’acceptent jamais l’alternance et qui cherchent à se pérenniser à la tête de leur syndicat. Il y a des syndicats qui ne font jamais de congrès. Pis même, des gens qui sont à la retraite s’arrangent pour diriger des Conseils d’administration. On comprend qu’il y ait des privilèges à sauvegarder de sorte. On peut toujours s’interroger sur la motivation d’un syndicalisme. C’est surtout les intérêts et les privilèges qui dictent les conduites. ²
En dehors de la politique, quelles sont les autres activités que peuvent mener les leaders syndicaux en dehors de ce mouvement ?
Le syndicalisme, il faut le comprendre comme une activité. Ce n’est pas un métier. C’est une association qui regroupe les membres d’une même corporation pour la défense de leurs intérêts. C’est normalement une mission définie dans le temps. Le syndicalisme peut mener à quoi ? On peut toujours servir son syndicat dans le cadre de la formation. Le Sénégal est l’un des pays où l’on pense le syndicalisme en termes de grève, mais c’est un travail permanent. On a parlé des nouvelles technologies. Est-ce que les travailleurs sont formés au niveau de l’utilisation des Tic ? Est-ce que les travailleurs sont informés sur leurs droits, sont-ils protégés par rapport à leur prise en charge sanitaire, celle de leurs familles ? Est-ce qu’ils sont formés par rapport aux nouvelles méthodes de travail, à la négociation d’entreprise, à la gestion des ressources humaines ? Tout cela, ce sont des activités que le syndicat doit prendre en charge.