Jadis, la pêche artisanale nourrissait son monde. Il y a plus de deux décennies, le «Xeuth Mball» était une activité courante et lucrative à une époque où la mer était très poissonneuse. Si l’activité persiste, les filets sont juste remplis de juvéniles, de déchets plastiques, et rarement d’espèces nobles. Bien qu’excédés par le pillage et les pollutions, les pauvres pêcheurs artisanaux tentent de survivre dans un secteur qui a tout perdu.
Par Bocar SAKHO – «Yinti, yinti…» Cette petite chanson, entonnée par des tireurs de filets de pêche, est culte. Comme les paroles du chanteur Omar Pène, les non-initiés l’entendent, mais n’ont jamais réussi à l’assimiler et à la déchiffrer. Voilà plus de 25 ans que Issa, un gringalet aux cheveux blancs, participe aux séances de «Xeuth Mball» (tirer des filets de poissons) à Thiaroye sur mer pour trouver du poisson à quelques mètres de la plage. Lui et ses congénères font face aux mastodontes de la pêche industrielle, qui viennent exploiter les ressources halieutiques du pays. «Ce sont des criminels qui emportent illicitement dans leurs filets des milliers de tonnes de poissons. Nous n’avons plus rien ici», dit-il.
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Au plus haut, le soleil irradie les bancs de sable de la plage léchée par des vagues successives. Si les océans font l’objet d’une exploitation intensive qui met en péril la reproduction de nombreuses espèces, les pêcheurs artisanaux dépouillent leurs filets presque pour rien. Entouré de jeunes enfants qui ont à peine 12 ou 10 ans et de gros gaillards habitués à cette corvée, Issa répète inlassablement les mots de la «chanson des mers». «On ne trouve rien», ajoute-t-il. Ils ont jeté leurs filets dans la nuit. Ils sont revenus au petit matin pour commencer le travail de remontée des filets attachés à une corde longue de centaines de mètres. Ils se relaient depuis plusieurs heures. 4 ou 5 h ? «Peut-être 3 ou 5 h, parce que la durée dépend du poids», précise Amath que l’on croise sur cette plage depuis plus de 20 ans.
Au bout d’intenses efforts, les deux groupes de tireurs, composés de plus d’une dizaine de personnes postées aux deux extrémités, ressortent leur filet géant. «Vous voyez, il n’y a rien», regrette Gorgui. A la remontée, il y a juste des juvéniles, et surtout des déchets plastiques et des cornes que la mer a engloutis. Mais, elle ne les avale jamais. «C’est une matinée perdue. Cette mer est devenue pauvre. Que faire ?», s’interroge Papis, habitué aussi à d’autres années fastes.
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Aujourd’hui, la corne d’abondance est vide. Ces périodes de jouissance et de fête sont révolues à Thiaroye sur mer. A Yarakh aussi ! Développée à un rythme frénétique dans les années 1990, cette pêche traditionnelle attirait les foules des quartiers situés à quelques kilomètres de la plage de Thiaroye sur mer. Les filets étaient remplis de poissons de toutes sortes. Les badauds et les sportifs donnaient un coup de main et repartaient avec du poisson frais. Nostalgique, Gorgui insiste sur l’indifférence des passants, qui les regardent parfois avec pitié. «Personne ne passait sans nous donner un coup de main parce que les gens étaient sûrs qu’ils allaient avoir du poisson. On ne ressort que des déchets plastiques. Cet appauvrissement de nos mers est violent. Les pêcheurs sont devenus si pauvres qu’ils tentent des voyages périlleux pour aller en Europe», dit-il. «Vous êtes un habitué de cette plage. Vous avez connu ces moments de fête, que ressentez-vous ?», interroge-t-il.
Il y a cette tristesse et cette impuissance qui accablent ces quinquas ou quadras accompagnés de leurs enfants qui regardent ce grand bleu gronder sans rien dans le ventre. Il y a surtout ces sportifs et jeunes désœuvrés qui profitent de son sable souillé pour mieux muscler leurs corps sous un soleil ardent.
Au cours des semaines suivantes, on retrouve encore des hommes luisants de sueur qui tirent leur filet de pêche. Pendant toute la journée, les plages de sable blanc grouillent d’activités. Des enfants jouent au football sous l’œil d’un groupe de sportifs affalés à même le sable, alors que d’autres improvisent un match de lutte traditionnelle.
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Les pêcheurs tirent leurs pirogues, puis déchargent leurs prises dans les mains des femmes, qui filent aussitôt en direction des marchés à ciel ouvert ou des usines de poisson et d’autres entreprises qui relâchent leurs effluents toxiques directement dans l’océan grâce à une canalisation enfouie sous une plage publique.
Bien sûr, la pollution est généralisée avec une mer couverte d’écume et d’espèces mortes qui sont venues s’échouer sur le rivage. Alors que l’odeur de poisson pourri s’incruste dans les vêtements des personnes qui fréquentent la plage de «Bluma». «Il n’y a plus rien ici», admet Malick, qui finit de remonter ses filets de pêche en compagnie de ses amis. Le constat est évidemment alarmant : ils ont ressorti des kilogrammes, peut-être des tonnes de déchets plastiques, quelques gros poissons et de nombreux juvéniles. «C’est un désastre absolu. Les conséquences de la pêche intensive, la pollution, les rejets de déchets toxiques des entreprises et des usines ont complètement appauvri l’océan», tente-t-il d’expliquer.
Pendant 6 mois, on a assisté à plus d’une vingtaine de séances de pêche artisanale, le long de la plage de Thiaroye sur mer et de Yarakh, logée derrière la Route nationale. Sur la route crevassée qui mène au quai de pêche, les automobilistes doivent traverser un champ de nids-de-poule au pas. Il faut déchirer un petit épais nuage de fumée issu des fours des transformatrices de poisson.
Pour les pêcheurs dont la plupart lancent leurs filets rafistolés à la main, leur quotidien est chamboulé. Chahuté ! C’est une métaphore pour décrire le drame en cours dans le système de la pêche artisanale. Près de l’entrée du quai de pêche, une dizaine de porteurs se hâtent de livrer leurs paniers remplis de poissons, avant de repartir vers la plage pour refaire le plein. L’air est vicié par l’odeur du poisson, frais ou pourri. Des essaims de mouches bourdonnent. Des chats se disputent les restes de poissons. Moussa est exaspéré par la situation. «C’est la crise», s’exclame-t-il.
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Plus de 25 ans auparavant, raconte-t-il, les espèces nobles se pêchaient en grande quantité à Thiaroye et Yarakh, à quelques kilomètres de la berge. «A la fin de nos activités, on distribuait du poisson gratuitement. Maintenant, on ne trouve même pas de pélagiques», reconnaît-il. Les vagues s’écrasent à ses pieds, il jette un regard vers un horizon océanique qui se trouve à l’infini. Verbe désabusé, il n’esquisse aucun avenir certain : «Le poisson ne reviendra sans doute jamais. Comment vivre avec une mer sans poisson ?» Il se courbe pour ramasser ses tongs et hèle dans un geste brutal les gens qui l’accompagnaient. «Mettez le poisson dans vos paniers. On s’en va.»
Face à la raréfaction des ressources halieutiques, les nouvelles autorités tentent d’intensifier le contrôle des flottes qui exploitent les eaux sénégalaises. Ces dernières années, le Sénégal s’est doté de capacités techniques avec l’acquisition de patrouilleurs par la Marine nationale pour exercer son autorité en mer. Il manquait la volonté politique. Avec l’arrivée du nouveau régime, il y a eu le recensement des navires de pêche et leur publication pour tenter de rattraper une partie de l’immense retard en termes de surveillance maritime, par des contrôles, par l’utilisation d’images satellites pour repérer les activités suspectes et par un recours moins timide aux amendes.
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Si ce pillage prend une forme légale avec les accords ouvrant les zones côtières aux navires des pays riches, auquel s’ajoute un pillage à grande échelle contre lequel la lutte semble inégale, il y a aussi les comportements des pêcheurs locaux qui ne respectent pas forcément les règles de pêche les plus élémentaires, avec l’utilisation de filets interdits ou la pêche des juvéniles. Pendant longtemps, tous les acteurs ont pêché à outrance pensant que les profondeurs océaniques n’allaient jamais s’épuiser. «Tout s’est enchaîné assez vite. Tout le monde a pillé, mais c’est minime comparé aux bateaux industriels», ajoute Gorgui.
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Il y a la persistance de la surpêche et la pêche Inn auxquelles ont recours à la fois les bateaux industriels et les pêcheurs artisanaux. Avec l’apparition des usines de poisson et de farine et d’huile de poisson, les pauvres pêcheurs les revendent pour alimenter les chaudières de cette industrie en pleine croissance.
Aujourd’hui, les usines de transformation de poisson, bâties en un tour de main, disséminées un peu partout dans le pays, veulent tirer profit le plus vite possible de l’essor exponentiel du marché mondial des farines de poisson. Lamine dont le tee-shirt est souillé de tripes de poisson, à côté de 10 autres camarades équipés de gants en caoutchouc jaunes, jette dans des bassines, maculées des débris de poissons écrasés sous les pieds des ouvriers, leurs prises du jour. «Je sais que ce n’est pas normal de pêcher les juvéniles, mais que faire ?», s’interroge-t-il. La plupart des prises sont vendues à ces usines de transformation. Lamine est exaspéré. «Ça n’a aucun sens, mais elles sont les seules acheteuses», s’exclame-t-il. Les violations des règles sont courantes, mais tout le monde trouve un alibi commode dans le manque de surveillance et l’absence de règles claires. Alors que les bancs de poissons disparaissent dans les eaux dakaroises.
Au pied du filet, une dispute éclate entre Gorgui et ses petits-enfants sur le partage des restes du poisson. Provocateur, il l’attise davantage : «Vous n’aurez rien.» Les «petits» grommèlent quelques mots pour afficher leur désaccord. «Allons, rentrons. On va braiser du poisson à la maison», détend-il ainsi l’atmosphère suffisamment polluée par la fumée issue des fours des transformatrices et des rejets chimiques des usines sur l’océan.
bsakho@lequotidien.sn