Cette semaine, je suis tombé fortuitement sur le film Un homme d’exception, qui met en scène la vie du grand mathématicien et économiste John Forbes Nash, récompensé par le Nobel d’économie pour ses travaux sur la théorie des jeux. Selon l’Encyclopedia Universalis, ce brillant cerveau avait souffert pendant plusieurs décennies de la schizophrénie, comme en souffre aussi notre démocratie, qui s’est enfermée dans l’approche non-coopérative de la théorie des jeux. Selon l’Encyclopedia Universalis, «l‘équilibre de Nash  découle d’une certaine façon de l’hypothèse selon laquelle les individus sont rationnels. En effet, un équilibre de Nash est une combinaison de stratégies, une par joueur, telle que chacun maximise son gain, compte tenu de ce que font les autres. Il y a bien maximisation du gain, comme le veut la rationalité, mais elle dépend de ce que font les autres. Or, comment savoir, au moment de la prise de décision, ce qu’ils vont faire (rappelons que les règles d’un jeu supposent des choix simultanés) ? Les anticipations de chacun sur ce que les autres vont faire sont donc un élément essentiel de l’équilibre de Nash. Comme, en règle générale, les anticipations sont un paramètre déterminé en dehors du modèle, c’est là une des faiblesses principales de l’équilibre de Nash».
C’est aussi la principale faiblesse de notre jeu démocratique. Ce dernier est devenu aussi complexe que l’équilibre de Nash à cause de l’absence de règles du jeu qui transcendent les majorités et les alternances. Le dialogue national qui vient d’être ouvert va être forcément dans une perspective non-coopérative. Le Pds refuse d’y participer parce que Wade, dans ses «anticipations», met toujours au-devant la résurrection politique de son fils Karim Wade, le pouvoir aussi dans ses anticipations a supprimé le poste de Premier ministre avant de venir discuter, et chacun des autres joueurs anticipe aussi déjà sur la course de 2024. Naturellement, tous les acteurs du jeu sont rationnels et ils sont tellement rationnels que chacun ruse. Un bon équilibre et une perspective coopérative exigent que les acteurs du jeu se fassent confiance. Ce qui est loin d’être le cas.
La problématique de notre démocratie est bien résumée par Amine Gemayel qui disait : «Si je suis fort, pourquoi chercherai-je un compromis ? Si je suis faible, je n’ai rien à mettre sur la table pour le compromis.» Le pouvoir a toujours cherché à réduire l’opposition à sa plus simple expression et y a presque réussi, quand on voit aujourd’hui l’audace avec laquelle le poste de Premier ministre a été supprimé en «fast track», sans concertation. Le pouvoir estime qu’il a besoin de compromis et l’opposition est trop faible pour imposer un compromis. Un des points du dialogue va porter sur le calendrier électoral. L’opposition, comme le ministre soviétique Molotov, est programmé pour dire non ; et le pouvoir qui ne veut pas prendre le risque d’une guérilla parlementaire avec une opposition majoritaire à l’Assemblée va probablement reporter les Législatives. La classe politique ne se fait pas confiance parce que tous les acteurs ont un agenda caché. Ce qui est normal, c’est le fait de ne pas avoir des règles du jeu qui transcendent les agendas cachés. Un compromis sur les règles du jeu démocratique est devenu une urgence.
Tandis que le Sénégal s’enferme dans des querelles byzantines sur les règles du jeu démocratique, l’Afrique de l’Ouest devient chaque jour un cercle de feu autour du Sénégal. Le Mali est à terre, le Burkina Faso à genoux face aux jihadistes, la Mauritanie dans une drôle de paix avec eux et Alpha Condé va probablement ouvrir la boîte de Pandore du troisième mandat en Guinée. Pendant longtemps, le Sénégal a été un îlot de démocratie dans un océan de dictatures. Aujourd’hui, nous sommes un îlot de stabilité dans un océan d’instabilité. Paradoxalement, la classe politique est complètement muette sur cette question qui devrait aussi figurer dans l’agenda, parce que nous avons particulièrement besoin de consensus ou de compromis sur cette question et sur tant d’autres, comme le fait de tendre la main qui est devenu un sport national, avec des jeunes à chaque coin de rue qui rançonnent les citoyens, sous prétexte de préparer le café pour le «ndogou» qu’ils disent distribuer dans la rue, même si à l’heure de la rupture chacun est chez soi. Comment des jeunes à la fleur de l’âge peuvent rester des heures dans la rue sous prétexte de préparer du café pour le «ndogou», si ce n’est par désœuvrement ?