L’ancien procureur de Dakar, Serigne Bassirou Guèye, a fait une sortie assez inédite, pour s’adresser aux médias, le jeudi 26 janvier 2023, afin de s’expliquer sur sa posture dans la conduite de la procédure judiciaire ouverte contre Ousmane Sonko pour viols. Le magistrat, qui était rudement pris à partie, à travers tous les supports médiatiques et les réseaux sociaux, meurtri, a été amené à demander l’autorisation de sa hiérarchie pour enfin pouvoir s’expliquer.
Dans le système judiciaire sénégalais, les magistrats sont souvent derrière les rideaux, dans l’ombre. Le grand public ne connaissait donc pas trop Serigne Bassirou Guèye ou ne mettait pas un visage sur le nom. D’aucuns l’imaginaient alors comme un «diable avec des cornes», mais Serigne Bassirou Guèye s’est révélé un tout autre personnage ; son «ramage ne se rapportant pas à son plumage», pour faire de l’antiphrase des mots de Jean de la Fontaine. Ce magistrat, qui a passé plus de temps aux fonctions de chef du Parquet de Dakar que tout autre de ses collègues, est apparu assez serein, taquin et surtout, a pris soin d’expliquer calmement et dans un langage accessible à tout un chacun, les péripéties de l’affaire Adji Sarr et le rôle qu’il a eu à jouer, comme celui de tous les autres protagonistes. On peut dire que sa sortie a ruiné la défense de Ousmane Sonko, dans le sens où il a mis en exergue les mensonges répétés de l’homme accusé par la plaignante Adji Sarr. Mieux, Serigne Bassirou Guèye a laissé entendre qu’il pouvait encore en dire de plus compromettant et a ainsi mis en garde Ousmane Sonko. Un procureur de Dakar, a-t-il laissé entendre, sait bien des choses ! Entendra qui voudra entendre. Le propos ne pouvait pas plaire aux «Pastéfiens» encore que Serigne Bassirou Guèye est d’une noirceur d’ébène, de par ses origines paysannes du Cayor, cette province traditionnelle agricole et dont la peau des habitants est cramée par les rayons ardents du soleil brûlant d’hivernage. C’est déjà connu, le panafricaniste et «patriote» Ousmane Sonko abhorre les gens «trop noirs de peau» ! Le rire est interdit sur ce coup. Serigne Bassirou Guèye s’est montré comme un «noiraud», pourtant assez beau gosse, habillé avec goût, une cravate à pois très tendance et une chemise col italien. Il était loin du plouc qui avait été dépeint dans les réseaux sociaux. «En vérité, il importe peu de descendre du singe ; l’essentiel est de ne pas y remonter» (Richard Wagner).
Serigne Bassirou Guèye, une autre victime de la «voyoucratie»
Lors des élections législatives de l’année dernière en France, Jean-Luc Mélenchon avait été rudement pris à partie par la classe politique, jusque dans les rangs de son alliance politique, la Nupes, pour avoir eu à s’attaquer et de manière récurrente aux forces de police. Jean-Luc Mélenchon se débat encore contre des plaintes déposées par des syndicats de policiers. L’ancien Président Nicolas Sarkozy avait aussi suscité la même «bronca» en 2017, pour s’en être pris aux magistrats alors qu’il venait d’être mis en examen par un juge d’instruction. En novembre 2010, le Président Abdoulaye Wade avait provoqué un tollé, à l’occasion de la réunion annuelle de l’Union internationale des magistrats qui se tenait à Dakar. Il comparait les magistrats à l’esclave affranchi qui retournait auprès de son maître. Plus loin, en 1993, Jean-Paul Dias avait été obligé de se repentir d’avoir dit aux juges d’aller acheter leur linceul si d’aventure ils prononçaient la victoire de Abdou Diouf à l’élection présidentielle. En 2018, son fils, Barthélemy Dias, avait été condamné à six mois de prison ferme pour «outrage à magistrats». Dans ces différents cas, des voix et non des moindres s’étaient élevées pour assurer la défense et la protection de ces fonctionnaires de la République, chaque fois que les attaques avaient un lien avec l’exercice de leurs fonctions. Mais aujourd’hui, Ousmane Sonko et ses ouailles peuvent attaquer les magistrats, les gendarmes, les policiers, les militaires, sans que personne ne trouve à réagir. L’Etat du Sénégal fait le dos rond et laisse ces pauvres fonctionnaires à leur sort, contraints de subir stoïquement l’invective, l’injure, les menaces. Ousmane Sonko y allait crescendo : il raillait les magistrats, puis les insultait, désormais il leur demande de se préparer, avec leurs proches, au châtiment suprême que décidera son armée de fidèles. Assurément, seuls les malfrats et les ignares insultent les magistrats sénégalais. Il faut le dire, les magistrats et avocats sénégalais sont respectés de par le monde pour leur compétence et leurs qualités professionnelles. Isaac Forster, dès 1964, avait été à la Cour internationale de Justice. Il sera suivi dans les instances juridictionnelles internationales par les Juges Kéba Mbaye, Laïty Kama, Dior Fall Sow, Andrézia Vaz, Youssoupha Ndiaye, El Hadji Guissé, Doudou Thiam, et de nombreuses cohortes d’autres magistrats dont certains sont encore en activité. Voilà qu’un homme politique, qui n’a ni leur vertu ni leurs qualités professionnelles, s’autorise allègrement à les trainer ainsi dans la boue !
Les magistrats ont pu se sentir seuls, abandonnés de tout le monde. Il faut dire que la dignité des magistrats avait été gravement sapée par l’ancien président de l’Union des magistrats du Sénégal (Ums), Souleymane Téliko, qui trouvait toujours l’occasion de pourfendre certains de ses pairs jusqu’à finir par être condamné en matière disciplinaire par le Conseil supérieur de la magistrature pour des propos qui auraient pu mener tout autre justiciable en prison.
La détresse des juges
Le Sénégal est un pays spécial où les gens se montrent désinvoltes face à des partis-pris, des attaques en règle contre d’autres personnes. S’il arrive à la personne de répondre, on en arrive à lui tomber dessus avec une désapprobation moralisatrice du genre, «non il n’aurait pas dû». Et les plus exposés à ce supplice qu’ils doivent vivre avec leurs familles et leurs proches, sont les hauts fonctionnaires qui remplissent une mission publique indispensable. Serigne Bassirou Guèye a dû revêtir le costume d’un procureur à l’américaine. Après deux bonnes années d’attaque en règle contre sa personne, le Proc’ Guèye est sorti de sa réserve et a éclairé la lanterne de nombre de Sénégalais. Pour chercher à sauver sa tête dans l’affaire l’opposant à Adji Sarr, Ousmane Sonko crie toujours au complot à travers ses monologues devant la presse, et il cite l’ancien procureur de Dakar parmi les acteurs du prétendu complot. Ousmane Sonko ment, il sait qu’il ment et tout le monde sait qu’il ment et il sait que tout le monde sait qu’il ment, comme dirait Alexandre Soljenitsyne. N’empêche, il continue de plus belle à accuser des gens. La réponse de Serigne Bassirou Guèye est à la hauteur des outrages et forfaits qu’il a subis. Il a mis la presse sur son tempo, distillé des messages clairs et surtout donné des lignes rouges qui, si elles venaient à être franchies par Sonko et ses disciples, justifieraient une nouvelle sortie qui ferait d’autant plus mal.
Je fais partie de ceux qui ont applaudi la sortie de Serigne Bassirou Guèye. Cela lui a ainsi permis de donner sa part de vérité quand tout le bruit est dissipé, ne pas polémiquer avec des armées de pantins qui n’ont que la magie des réseaux sociaux pour jouer les perturbateurs, être constant dans les postures face à tous les enjeux. Peut-être que le «Proc’» vient de montrer une voie, pour que plus personne ne se laisse injustement insulter ou traîner dans la boue. Son collègue Ousmane Kane, Premier président de la Cour d’appel de Kaolack, outré et vexé par des accusations ignominieuses, avait été lui aussi amené à demander l’autorisation du ministre de la Justice pour tenir un point de presse dans les locaux de la Chancellerie afin de répondre à ses détracteurs. Mal lui en avait pris, il essuya un blâme du Conseil supérieur de la magistrature qui, pourtant, s’était gardé de lui apporter le moindre soutien durant toute cette période épouvantable où lui-même et sa famille étaient accusés de toutes les saloperies. Le président de la République Macky Sall a estimé devoir corriger cet anachronisme en lui accordant une grâce.
Serigne Bassirou Guèye a pu être quelque part dans la polémique et dans la contradiction avec Ousmane Sonko. A son corps défendant, c’est un homme atteint qui a tenu à laver son honneur. Il n’a pas parlé en qualité de procureur de Dakar, qu’il n’est plus depuis novembre 2021, mais comme un citoyen atteint dans sa dignité. On augure bien que s’il était encore en poste au Parquet de Dakar, en charge de cette affaire de coucherie Adji Sarr-Ousmane Sonko, il n’aurait pas pu faire un plaidoyer pro-domo.
Il s’est retrouvé seul face à la calomnie et avait besoin de parler, de se justifier pour avoir été cité dans les pires traits et ne trouvait encore personne pour le défendre et s’attaquer aux calomniateurs, ni le ministère de la Justice ni ses collègues magistrats. Plus d’une fois, la hiérarchie du Parquet général a refusé de se mouiller et l’Union des magistrats du Sénégal (Ums), après une timide première sortie, s’est tue. La meute a si apeuré les gens que si on n’y prend garde, pour leur confort et la quiétude des leurs, les juges en arriveront à choisir les dossiers à prendre en charge. Déjà dans une chronique du 4 septembre 2020, nous nous faisions l’écho du désarroi de certains chefs de juridiction qui éprouvaient de la peine à composer des chambres pour juger certaines affaires ; des magistrats pressentis trouvaient toujours le moyen de déposer des certificats médicaux pour se «débiner».
Quel modèle de défense pour les magistrats ?
La leçon qu’il faudrait tirer de cette situation est que si des mécanismes idoines ne sont pas mis en place pour la défense des magistrats attaqués dans l’exercice de leur mission, chacun d’eux pourra être amené à se défendre, se justifier, s’expliquer par ses propres moyens et directement. C’est donc un précédent qui devrait appeler à réflexion. Du temps où il était un éphémère ministre de la Justice, Me Amadou Sall avait tenté une expérience pourtant qui avait du mérite, en érigeant un porte-parolat au ministère de la Justice, fonction dévolue à un magistrat pour remplir entre autres ce genre de mission. Cela permettrait d’épargner les acteurs opérationnels et de déplacer le curseur vers le ministère qui a quand même une dimension politique. En 2013, quand Henri Guaino avait proféré des propos violents à l’endroit d’un juge d’instruction, suite à la mise en examen de Nicolas Sarkozy dans l’affaire Bettencourt, Christiane Taubira, Garde des sceaux, avait saisi le 25 mars 2013, la formation plénière du Conseil supérieur de la magistrature (Csm) sur les «conséquences de ces propos sur le bon fonctionnement de l’institution judiciaire et sur la sérénité de la Justice». Plusieurs autres personnalités politiques françaises avaient aussi tenu des propos pouvant être interprétés comme mettant en cause l’honneur et la probité, ainsi que le comportement professionnel des magistrats. Alors, le Csm, après de nombreuses auditions, avait proposé des évolutions pour «mieux assurer la protection des magistrats contre les attaques dont ils peuvent être victimes». Le Csm avait tenu à rappeler la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme qui préconisait une action pénale. Sur ce registre, depuis 2001, le ministère de la Justice français assure les frais nécessaires pour la défense d’un magistrat attaqué dans des actes en lien avec l’exercice de sa mission. Seulement, considérant que la voie pénale n’étant pas toujours pleinement satisfaisante, le Csm a préconisé que «les chefs de juridiction et de cour puissent se saisir ou être saisis afin de réagir rapidement face à des propos mettant en cause l’honneur et la probité de magistrats». L’Union syndicale des magistrats (Usm) saisira la balle pour demander une réforme constitutionnelle pour permettre ainsi à tout magistrat de saisir le Csm lorsque son indépendance est menacée.
L’Usm a demandé en outre que soit rétablie la possibilité, pour le Csm, de rendre des avis spontanés en cas d’atteinte à l’indépendance de la Justice, comme cela était possible jusqu’en 2008. En effet, «toutes attaques inconsidérées contre les magistrats de la part des responsables politiques ne peuvent qu’altérer la crédibilité de l’institution judiciaire et porter atteinte à la démocratie et à la République».