Sorties violentes du Kankourang : Septembre rouge !

Le Kankourang, rituel initiatique mandingue classé en 2008 au Patrimoine culturel immatériel de l’humanité par l’Unesco, traverse une période critique dans le département de Mbour. Une succession d’incidents violents, entraînant même mort d’homme à Ngaparou, installe la peur autour de cette manifestation populaire.Par Alioune Badara CISS –
Mbour, la capitale de la Petite-Côte, s’est forgé au fil des ans une belle réputation de lieu de vacances. Pendant le mois de septembre, ce sont des milliers de spectateurs qui profitent de la sortie du Kankourang et des festivités qui l’accompagnent. Seulement voilà, ces dernières années, la violence qui entoure ces sorties s’est accrue, faisant planer une menace sur cette activité traditionnelle de la communauté mandingue de Mbour. La principale menace réside aujourd’hui dans la «prolifération des leuls» (lieux d’initiation des jeunes circoncis) sans l’aval de la collectivité mandingue, conduisant à la banalisation et à la profanation de l’organisation du Kankourang. Des individus, souvent de jeunes personnes (âgés de 30 à 35 ans), s’arrogent les prérogatives d’organisation traditionnellement réservées au grand Conseil des sages. Ces leuls illégitimes, parfois organisés dans des localités non habituées à cette tradition (comme Ngaparou, Gandigal ou Somone), sont pointés du doigt comme la source des dérives.
Selon Mamadou Aïdara Diop, le Secrétaire général de la collectivité mandingue, le Kankourang est un élément central de l’identité culturelle à Mbour, dont la première sortie officielle remonterait à 1904 dans la ville. Le rituel a été importé du royaume du Gabou par feu Baye Mady Koté, et est jalousement géré aujourd’hui par les Alpha Kaffo, le Conseil des sages de la collectivité mandingue. Ces derniers sont considérés comme les héritiers légitimes et gardiens de l’orthodoxie de cette pratique culturelle et cultuelle. L’organisation du Kankourang est historiquement réservée aux plus anciens de la communauté, le plus jeune membre du grand Conseil des sages aujourd’hui étant âgé de 85 ans. Le rituel s’accompagne de chants initiatiques (plus de 300 répertoriés) qui se déroulent de 22h à 6h du matin, visant à éduquer et socialiser les jeunes. A en croire cet initié appelé Selbé, «le Kankourang n’est pas un simple masque, ni une distraction folklorique. Il est un trésor vivant, un patrimoine immatériel inscrit par l’Unesco, porteur de valeurs éducatives, spirituelles et culturelles qui structurent la vie sociale des communautés mandingues depuis des siècles», déclare Aladji Mansaly.
Retombées financières et affluence
Au-delà de son caractère rituel, le Kankourang, notamment à travers le label «Septembre mandingue» mis en place, est un événement moteur pour l’économie locale, rappelle Ibrahima Argfang Touré. D’ailleurs, l’étude d’impact réalisée en 2022, avec le soutien de l’Université de Thiès, par la collectivité mandingue, a révélé un impact considérable sur l’économie locale. Le «Septembre mandingue», étalé sur tout un mois, est un moment fort de retrouvailles, attirant des populations de tout le Sénégal et du monde entier vers Mbour. Le Kankourang draine pendant le mois de septembre environ 400 000 personnes vers la ville de Mbour. Ce qui représente près de la moitié de la population totale du département de Mbour (estimée à 937 000 personnes), souligne Mamadou Aïdara Diop. Cette mobilisation populaire génère un impact qui est aussi social, éducatif et civique, faisant du Kankourang une identité remarquable pour la ville. Les activités liées au Kankourang, notamment celles organisées par la collectivité mandingue (comme les consultations médicales gratuites), sont aussi d’utilité publique, même si certaines, comme l’intronisation des Alpha Kaffo, peuvent nécessiter des efforts considérables, conduisant parfois au gel d’autres activités importantes.
Alerte et tragédies
Face à la montée en puissance de la violence, la collectivité mandingue avait alerté les autorités dès le 3 juin 2025 (Présidence, Premier ministre, ministères, Préfet, procureur, etc.) sur les risques de troubles à l’ordre public liés à cette prolifération, a rappelé Mamadou Aïdara Diop. Malheureusement, les inquiétudes se sont matérialisées par des événements dramatiques, notamment un décès survenu dans la nuit du samedi au dimanche à Ngaparou. Cet événement s’ajoute à des cas de violence rapportés ailleurs, comme à Kolda (où un arrêté d’interdiction avait été pris).
Le refus de l’association à la violence
La collectivité mandingue refuse aujourd’hui catégoriquement que l’adjectif «violent» devienne une épithète du Kankourang, précise son Secrétaire général. Malgré l’existence de tensions inhérentes à un événement qui draine autant de monde (et qui n’a connu «que» deux décès en 121 ans avant les récents événements), les gardiens du temple attribuent la récente flambée de violence aux «errements» découlant du manque de maîtrise et à l’encadrement par des personnes non initiées. Pourtant, l’arrêté n’autorisait que deux regroupements, la collectivité mandingue et le Dioudiou Cissé Kunda, à sortir le Kankourang. Mais cette mesure a été foulée aux pieds par d’autres Mandingues du département de Mbour. Et pour préserver l’intégrité du rituel, les sages ont demandé aux autorités d’instaurer un cadre de consultation afin d’évaluer la capacité de maîtrise de la tradition par ceux qui souhaitent organiser le Kankourang, garantissant ainsi l’orthodoxie et la stabilité du patrimoine.
La reconnaissance du Kankourang par l’Unesco
En 2008, suite à une enquête menée au Sénégal et dans la sous-région, l’Unesco a inscrit le Kankourang sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Cette reconnaissance mondiale a conféré un statut particulier à la communauté mandingue de Mbour, désignée pour veiller à sa sécurisation et sa promotion. Mais aujourd’hui, force est de constater une banalisation inquiétante avec des non-initiés qui s’arrogent le droit de jouer avec le Kankou-rang, le détournant de son essence sacrée pour en faire un spectacle ordinaire. Ce comportement constitue une profanation, une menace directe à la transmission des savoirs, et une dénaturation d’un héritage collectif.
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