La recrudescence des conflits renseigne sur l’évidence que les conflits sont loin de connaître le recul en Afrique. En plus, ce qui est nouveau aujourd’hui, c’est que les conflits ont changé de formes et de nature dans leurs modes opératoires et de par leurs reconfigurations du fait de l’émergence d’acteurs parasites, artisans des nouveaux conflits en Afrique. Si les conflits de l’époque bipolaire, fortement affectés par des considérations d’ordre idéologique, ont influencé jusqu’à la fin de la bipolarisation la géopolitique du continent africain, les conflits actuels sont de nature différente, avec d’autres enjeux et d’autres acteurs. Dans le contexte des premières années postcoloniales, les conflits étaient ramenés à la rivalité bipolaire, suspendus au degré d’implication des deux superpuissances, à savoir les Etats-Unis d’Amérique et l’Union des républiques socialistes soviétiques (Urss), et auquel dépendent le niveau d’intensité des conflits, leur importance et leurs enjeux stratégiques. Au niveau géopolitique, l’implication des puissances extérieures dans les conflits actuels n’obéit plus aux mêmes enjeux que ceux de l’ordre mondial bipolaire, car l’influence des puissances dominatrices s’est fortement amoindrie en comparaison au temps de la bipolarisation marquée par des rivalités politiques et idéologiques fortes. Ce qui donne une autre tournure et une envergure aux nouveaux conflits en Afrique, c’est l’implication affirmée de réseaux d’acteurs transnationaux et transatlantiques qui sont de véritables rentiers des tensions dans un contexte de globalisation où se desserre la clôture des Etats au profit d’un contexte géopolitique mondial en forte fragmentation.
La complexité des nouveaux conflits s’explique pour deux raisons essentielles  : d’abord, du fait de la fragilisation des Etats en Afrique due à un triple déficit de légitimité, de régulation, de maîtrise et de contrôle des espaces territoriaux, ensuite les conflits, sous l’effet de la globalisation, ont changé de forme par l’implication d’une multitude d’acteurs parasites non étatiques et infra étatiques. Ces derniers ont accès à plus de moyens létaux et non létaux. Ils sont mercenaires, terroristes -djihadistes, insurgés, activistes, organisations criminelles, narcotrafiquants, marchands d’armes, réseaux affairistes… Les conflits sont le mal insidieux du continent africain depuis les premières années d’indépendances. Cette situation, loin de connaître une issue dans le contexte de la globalisation, perdure avec de nouvelles formes de violences et de conflits qui prospèrent dans un contexte géopolitique mondial, essentiellement marqué par la corrosion de la centricité de l’Etat au profit des réseaux transnationaux qui dictent la marche du monde. Il faut noter, par ailleurs, l’influence du fondamentalisme musulman dans les nouveaux conflits. Si depuis la mort de Ben Laden, la propagation de l’islam salafiste combattant a marqué le pas au Moyen-Orient, les propagateurs de cet islam radical ont investi l’Afrique comme terre de prédilection, avec des forces nouvelles comme Al-Qaïda au Maghreb islamique (Aqmi), les milices somaliennes Shebaab, la secte islamiste nigériane Boko Haram et d’autres mouvements djihadistes qui s’opèrent au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Ces réseaux de l’islam wahabite sont porteurs d’une idéologie messianique, populiste et antiestablishment. Ils constituent un véritable défi pour la sécurité de la région ouest-africaine.
A la lumière de ces données, il n’est plus indiqué de se focaliser sur la variable ethnique pour expliquer les conflits en Afrique. Les dynamiques conflictuelles en Afrique sont conjointes de facteurs variés, d’ordres identitaire, religieux, ethnique, linguistique, géostratégique et, surtout, économique et politique (accaparement et captation des ressources, économie criminelle, trafics en tous genres et instrumentalisation des luttes politiques et sociales…). Pour approcher les nouveaux conflits, il convient donc de procéder à un changement de regard, en référence au contexte géopolitique et géostratégique mondial. C’est cette interconnexion entre les contextes nationaux et le global, favorisant le pluralisme configuratif des acteurs dans les dynamiques conflictuelles en Afrique, qui justifie dans l’analyse des conflits, la nécessaire prise en compte des dimensions géopolitiques. Les théories axées sur le rôle des facteurs exogènes dans l’analyse des crises en Afrique gardent encore leur pertinence. La situation des pays de l’Afrique dans le contexte géopolitique et géoéconomique mondial révèle un processus où les facteurs exogènes liés à la géopolitique interfèrent sur les processus internes des sociétés politiques. Même si la relation entre les processus internes des sociétés politiques et la situation géopolitique mondiale a beaucoup évolué dans le contexte de la globalisation, c’est dans le sens d’une nouvelle forme d’ingérence des réseaux de puissances multicentriques, structurés autour des dynamiques d’acteurs multiformes. Cette dialectique du global et du local nous édifie sur la nécessité de repenser l’ethnicité dans l’analyse des conflits en Afrique. La réalité est que dans la nouvelle configuration des conflits en Afrique, l’ethnicité n’est pas vécue comme un simple emblème identitaire, elle s’est reconstruite par le truchement de différents «branchements» culturels transnationaux. L’angle des réalités géopolitiques et économiques dans le contexte de la globalisation permet de soutenir l’hypothèse selon laquelle l’ethnicité ne se définit plus par «son association à un lieu donnant forme à la différence culturelle», elle décline une nouvelle image qui s’incorpore dans des dynamiques de construction d’une identité transnationale générées par la dialectique de la mondialisation. A l’époque de la globalisation, les conflictualités générées par l’ethnicité ne sont plus réductibles à de simples crises identitaires endogènes. Elles nous situent au cœur des enjeux géoéconomiques et géostratégiques. A ce propos, l’ethnicité ne s’est pas dissoute dans la globalisation, elle y puise de nouvelles ressources et de nouvelles formes d’expression qui impactent la nature des conflits en Afrique. Les conflits de l’infra-Etat, qui se multiplient en Afrique, traduisent, sans doute, de nouvelles formes d’expression de mobilisations ethno-identitaires.
Dans cette perspective analytique, il convient de comprendre la façon dont les conflits et la géopolitique s’articulent à la rencontre des logiques locales et mondiales. Il faut retenir que dans le contexte actuel de la mondialisation, divers acteurs s’impliquent diversement dans les conflits en Afrique. C’est pour cette raison que Arfaoui a ainsi montré, dans son analyse géopolitique du conflit malien, la présence de divers acteurs parasites qui profitent d’un contexte d’instabilité et de ses points de rupture, en amont d’intérêts particuliers à échelles variables : irrédentisme, contrôle des routes du trafic et de la criminalité, islamisme radical. L’analyse de cet auteur a le mérite d’éclairer sur la nature du conflit malien et de ses similitudes avec les autres conflits en Afrique, conjointement déterminés par des dynamiques conjoncturelles liées aux flux de la mondialisation et aux repris ethno-identitaires. En réalité, les conflits sont davantage prédateurs et captateurs de rentes qui sont l’œuvre d’aristocraties de prébendes en connexion avec des acteurs transnationaux. La prédation est fortement internationalisée, greffée notamment sur des circuits de trafics internationaux, mobilisant tout à la fois le marché noir, le trafic de la drogue, le pillage, l’aide extérieure, la diaspora et l’aide humanitaire. Ce sont autant d’éléments pour rendre compte du basculement des conflits à base idéologique aux nouveaux conflits qui naissent de rationalités multiples.
L’option de sortir des anciennes catégories interprétatives des réalités africaines, inspirées, indique à donner sens à la spécificité et à la complexité des conflits en Afrique. Une telle conviction est renforcée par la nouvelle configuration du contexte géopolitique et géostratégique mondial qui redéfinit le vieux paradigme du monde bipolaire. Les mutations connues dans le monde à partir des années 1980 ont eu un impact sur la nature des conflits en Afrique. Elles ont conduit à une transnationalisation des conflits, à une reconfiguration des acteurs avec de nouvelles rationalités sous-jacentes, donnant ainsi une hybridation des modes opératoires et une complexité à ces conflits.
Pr Amadou Sarr DIOP
Sociologue
Enseignant-chercheur à l’Université Cheikh Anta Diop