Senghor me dénigre à la télé est le titre d’un article de Cheikh Anta Diop dans sa revue Taxaw en 1978. L’universitaire y répondait au poète en jugeant «nocif» le concept de négritude. Après une longue argumentation, il s’en est même pris à l’intégrité intellectuelle de Senghor en l’accusant d’avoir tour à tour plagié Diori, La Pira, Camus, Ousmane Socé, Césaire, André Blanchet et Gaston Deferre. Quand l’Afrique était dans une longue nuit en matière de démocratie et de liberté d’expression, le Sénégal était ainsi le théâtre de joutes intellectuelles entre le président de la République et un de ses principaux opposants.

La dimension des deux hommes – sommités intellectuelles déguisées en hommes politiques – y était pour beaucoup. Mais il y avait aussi quelque chose que le Sénégal montrait au continent, une forme de raffinement et de sophistication de la pratique politique.
Senghor, Mamadou Dia, Cheikh Anta Diop, Majmouth Diop ont fécondé toute une génération de militants dont on peut récuser la pertinence des idées, mais qu’on prend difficilement à défaut dans la préservation de notre tradition de débat public de qualité basé sur la conviction, la rigueur de l’argumentaire, la courtoisie et l’élégance. La politique est le lieu du verbe ciselé dans la conviction et l’élégance. Ce verbe peut être vif, virulent voire violent, mais devrait préserver un respect nécessaire vis-à-vis de l’adversaire qui est d’abord un concitoyen doté d’un avis contraire.
Il est devenu récurrent d’observer des personnalités qui s’insultent, s’accusent, se vilipendent avec la complicité d’une presse aujourd’hui arbitre des inélégances.

Ces pratiques devenues quotidiennes risquent de discréditer davantage notre classe politique qui renvoie déjà une image désastreuse. Les attaques ad hominem succèdent aux accusations, à l’injure, au dénigrement, à l’outrance, rendant pénible la consultation de la presse, surtout en ligne.
La pratique politique au Sénégal tend à s’éloigner du modèle légué par nos Pères fondateurs pour verser dans une forme de société du spectacle, où le buzz s’érige en norme. Les adhésions deviennent aussi fugaces que les ruptures se font brutales, montrant que la conviction et la dimension principielle deviennent rares.

La République est une chose trop sérieuse pour être confiée à des rustres. Gouverner donne le droit d’échouer, de faillir et de décevoir certes, mais l’action publique ne devrait autant que faire se peut se départir de l’exemplarité.
Avoir le privilège et l’honneur de servir notre pays appelle de ceux-là «en charge» une éthique de conduite, une tenue et une retenue. L’époque est à la montée rapide à des sphères hautes de décision parfois sans crédit académique certain ni expérience probante. C’est le miracle universel de la politique. Mais ce miracle empêche le culte de l’Etat de se sédimenter, de s’inscrire dans l’action quotidienne des «nouveaux managers». Il faut y ajouter une incompétence frappante qui rappelle cette phrase de Jaurès qui, s’adressant à Justin de Selves, ministre des Affaires étrangères sous la 3ème République française, lui dit : «Vous êtes, Monsieur, d’une ignorance encyclopédique.» Selon la légende, De Selves avait si peu fait preuve de capacité à son poste qu’il fut surnommé «le ministre étranger aux Affaires».
Cette même éthique est attendue de ceux dans l’opposition qui aspirent à nous gouverner. Nous avons bâti un Etat qui a connu de nombreux soubresauts, dont certains tragiques : la Casamance, les événements de 1988 et 1993, etc. Mais des hommes et des femmes, majorité comme opposition, ont su un moment surpasser la vulgarité quotidienne pour mettre les intérêts stratégiques du Sénégal en avant. Ils n’étaient peut-être pas plus vertueux que les membres de la classe politique actuelle, mais ils avaient assurément une tenue et une haute idée de notre pays que ces derniers n’ont pas.

Il faut se méfier des gens dont le quotidien est de divulguer, de déballer, de révéler, souvent pour satisfaire la base électorale des éternels indignés du web, dont ils deviennent «à l’insu de leur plein gré» des bêtes de foire censées distraire jusqu’au prochain «scandale». L’exercice de l’Etat est si grave qu’il requiert de la hauteur et une capacité de silence même dans la douleur.