Par Hamidou ANNE – En juin 1997, Jean-Pierre Chevènement a exprimé en Conseil des ministres à Chirac et Jospin son opposition à leur politique européenne. Le ministre a ajouté à l’attention du secrétaire général du gouvernement qui tient le compte rendu de séance : «Je veux que vous y mentionniez mon intervention. Quand les historiens pourront y accéder, ils remarqueront qu’un ministre avait dénoncé les conséquences du pacte de stabilité monétaire.» Au-delà du courage et du franc-parler célèbre de l’homme, cette anecdote m’a toujours renvoyé au sens de l’histoire nécessaire dans l’action publique. Les actes que prennent ceux qui gouvernent ont un impact sur la vie de millions de gens, mais ils sont aussi consignés dans les registres nationaux pour que demain les générations suivantes puissent poser un regard sur les mœurs politiques précédentes.

Les plus grands hommes politiques sont de grands lecteurs. Parmi leurs lectures favorites, les biographies des grands leaders et des livres d’histoire pour comprendre le passé qui nourrit l’action présente. Senghor et Cheikh Anta Diop ont été des hommes politiques avec une profonde culture historique. Ils ont alimenté leur action des leçons de grandes civilisations qui ont vécu : l’Egypte, Rome ou la Grèce. Un membre de l’actuelle majorité m’a dit un jour : «Il faudrait une émission au Sénégal sur les lectures de nos hommes politiques.» Sa suggestion est pertinente. Entendre les politiciens sur les idées devrait nous permettre de mieux connaître les hommes et les femmes qui nous gouvernent ou aspirent à le faire. Le niveau du débat public est faible, c’est un fait. Mais peut-il en être autrement si la culture, la conscience historique et l’ambition de marquer son époque pour figurer du bon côté de l’histoire semblent ne pas être une exigence fondamentale ?

Plus que le sens de l’histoire, c’est l’esprit de cour qui semble prendre le dessus. Ma génération a connu sa maturité politique durant les années Abdoulaye Wade, personnage clivant et romantique qui a bouleversé la pratique de l’action publique. Wade avait une conception particulière de l’Etat, au point que ses cadres ont pris le raccourci facile de la courtisanerie propre aux réalités du pouvoir. Le Pds et ses alliés ont défendu tous les excès de Wade. Ils ont salué avec une énergie folle ses pires décisions et courbé l’échine devant toutes les atteintes à la démocratie et à la décence commune. L’embastillement de Idrissa Seck, les lois Ezzan et Sada Ndiaye, la mise sur orbite de la famille biologique, l’indélicate gestion des deniers publics, les surréalistes nominations à de hautes fonctions, le projet de loi du 23 juin, la troisième candidature… Mais ce sont ses zélés flatteurs qui ont tourné le dos au «maître», l’homme dont ils disaient par flatterie qu’il était «le plus diplômé du Cap au Caire». Ils ont trahi le père sur les cendres encore fumantes de la défaite de mars 2012. Aucune décence dans le reniement des convictions d’hier. L’art de retourner sa veste est le sport favori des courtisans.

Sans se soucier du récit historique et du témoignage qu’apporteront demain les historiens sur leur vie politique, les courtisans de Wade se sont greffés aux vainqueurs de 2012 pour se maintenir dans le jeu politique. D’éminents membres de la défunte Génération du concret sont devenus les grands pourfendeurs de la famille biologique de Wade. Les ultimes soutiens du Pape du Sopi entre les deux tours en 2012 ont rejoint leurs adversaires, décochant des flèches vers la maison du père, leur ancienne demeure, avec un zèle indécent.
Ils sont venus faire allégeance aux nouveaux maîtres du pays en moyennant leur talent précieux : flatter le Prince, dire oui à ses moindres désirs et aller vendre toutes ses décisions, mêmes les plus hasardeuses, aux médias. Ils ont le dos suffisamment souple pour se courber au gré des alternances. Ils peuvent défendre aujourd’hui ce qu’ils ont honni hier. Le pouvoir, ses dorures, ses privilèges et ses honneurs fugaces suffisent à leur bonheur. Macky Sall a trop longtemps pratiqué la politique pour savoir que celui qui a trahi trahira.
Dans les heures incertaines qui arrivent, les courtisans se mettront au service de ses adversaires d’aujourd’hui, car ils ne peuvent faire autrement. Le mois de mars a montré un avant-goût de leur capacité d’évaporation quand le Prince est en mauvaise posture. Le jugement implacable du temps n’enraye guère la musique du bal des courtisans, car le rapport à l’histoire relève de la grande politique, celle qui sacralise les idées, la dignité et la hauteur. La politique chez les courtisans n’est ni digne ni honorable. Elle est ce que Jean-François Bayart appelait «la politique du ventre».
POST-SCRIPTUM : Ici s’achève la première saison de «Traverses». Le retour de la chronique est prévu le 7 septembre.