Nos jeunes compatriotes qui prennent le large en quête d’un ailleurs ne sont ni déments ni irresponsables. Ils sont les victimes d’un ensemble de facteurs qui concourent à les plonger pour l’éternité dans le Ventre de l’Atlantique. Il est inquiétant de noter chez des responsables publics, dont la mission est de produire de l’espoir, une lecture simpliste et binaire d’un phénomène complexe. Ils trahissent une regrettable inculture. Empruntant le terme à Marcel Mauss, le sociologue algérien Abdelmalek Sayad a montré de façon limpide que la migration était un «fait social total», ayant ainsi plusieurs dimensions au-delà de la seule économique.
Récemment, à travers une production artistique foisonnante, ce fait social total a suscité l’intérêt de nos auteurs. On peut citer, entre autres, les romans Le Ventre de l’Atlantique et Silence du chœur, respectivement de Fatou Diome et Mbougar Sarr, des films La pirogue de Moussa Touré, Des étoiles de Dyana Gaye ou plus récemment Atlantique de Mati Diop.
La création artistique sénégalaise nous plonge dans un imaginaire que charrient l’ambition, l’ailleurs, le rêve, l’espoir et le devenir. Il faudrait que les responsables publics lisent nos livres et regardent nos films pour densifier leur réflexion et gagner en épaisseur. Cela éviterait de donner une opinion manichéenne sur un fait social.
Les plus grands drames de l’émigration clandestine en Afrique sont la conséquence de catastrophes politiques majeures. La dictature qui a succédé à la belle épopée du Printemps arabe a mis des milliers de jeunes Egyptiens sur les routes de l’exil. La guerre en Libye a grossi les rangs des candidats à l’embarquement sur des navires de fortune pour aller à l’assaut des côtes européennes. L’autoritarisme féroce en Erythrée a poussé les citoyens de ce pays à choisir la mort possible dans la Méditerranée ou dans le désert libyen plutôt que…la mort lente dans leur pays.
Le Sénégal n’est pas une dictature, nous sommes une démocratie fonctionnelle. Le pays ne souffre pas d’une famine avec des milliers de morts en résultant. Nous sommes un pays pacifié, avec l’absence de guerre sur notre sol. Aucun des attributs majeurs de cette émigration irrégulière massive et mortelle n’est présent dans notre cas. Malgré tout, la ruée des jeunes vers Barca ou Barcaq se poursuit. Pourquoi partent-ils ? Pourquoi préfèrent-ils la mort certaine à la vie chez eux ? La démocratie est la compétition des réponses aux questions des citoyens. Dans notre configuration démographique, ces citoyens constituent la majorité du corps social. Cela rend plus urgente la responsabilité pour les décideurs publics de leur apporter des réponses pertinentes et durables.
La politique se meurt si elle ne propulse pas chez ceux sur qui elle s’exerce un imaginaire ni n’arme mentalement leur dessein d’une vie meilleure. Le Sénégal est un grand pays, et aux grands pays un grand destin qui dépasse les tableurs Excel. Une grande ambition est celle qui épouse les contours d’un présent et dessine un futur pour donner au peuple les leviers de la patience afin de forger, brique par brique, la grande concession nationale dans laquelle régneraient paix, justice, égalité et prospérité.
La jeunesse est l’âge de la vie et le lieu de production des rêves et d’un imaginaire de création d’un horizon désirable. C’est à cet âge qu’une Nation démocratique sème chez elle les graines de l’espoir. C’est cet espoir qui s’est éteint dans le cœur de tous ces jeunes qui décident de confier leur destin à un passeur plutôt qu’à une Nation censée leur garantir un avenir décent. En 2010, Mohamed Bouazizi, icône de la révolution tunisienne, s’est immolé, car un policier lui avait arraché son chariot de fruits et l’avait ensuite giflé.
C’est le désespoir que charrie l’impuissance qui a motivé son geste, et que d’aucuns qualifieront de suicide. Mohamed Bouazizi ne s’est pas tué, il a tué, par un geste tragique, un système vieux de 30 ans, et a changé à jamais le destin de tout le Maghreb. Les jeunes qui partent, gagnés par le désespoir et l’impuissance, poursuivent le rêve d’un ailleurs meilleur. Ils partent pour exercer une liberté jusqu’à la tragédie : celle de continuer à avoir le choix sur leur destin. Les sons de leur voix d’Outre-tombe nous interpellent. Elles vont hanter nos nuits si nous ne leur apportons pas une résonance par ce que Aragon appela une «vague de rêves».