Par Hamidou ANNE
– A l’Ena, j’avais défendu Toussaint Louverture comme nom de ma promotion. Haïti venait de vivre une tragédie effroyable et il fallait rappeler la trajectoire de ce pays, à l’orée d’une décennie où la quête de dignité au sein de la jeunesse africaine revenait sans cesse sur le continent et au sein de la Diaspora. Je continue à penser que le héros de l’indépendance de la «Perle des Antilles» constitue une source inépuisable pour ceux qui veulent bâtir une Afrique forte et libre. Ma rencontre, des années après, avec des écrivains et poètes haïtiens autour de l’ami Rodney Saint-Eloi et la puissance que propulse leur plume m’ont convaincu de ce feu sacré qui habite Haïti et dont il faut s’inspirer.
Il y a deux siècles, une révolution d’anciens esclaves a abouti à la proclamation de la première république noire. Toussaint Louverture, mort en captivité, dans la faim et le froid, est une boussole pour de millions d’individus qui ont pris, un siècle et demi plus tard, leur destin en main afin d’arracher la dignité que confère la liberté.
Depuis la déclaration d’indépendance de Jean-Jacques Dessalines en 1804, la suite de la vie d’Haïti est une succession de tragédies. En 1825, en échange de la reconnaissance d’Haïti, Charles X a imposé à Jean-Jacques Boyer une indemnité de dédommagement de 150 millions de francs or. Cette dette illégitime, qui courra jusqu’en 1952, a une responsabilité dans la situation actuelle de l’île qui git dans la pauvreté économique.
Haïti a ensuite vite sombré dans les rivalités politiques et les nombreux conflits internes. Au 20ème siècle, la sanglante dictature des Duvalier (1957-1986), les milices appelées «Tontons macoutes», la corruption, la persistance des coups d’Etat, entre autres, compromettent la trajectoire du pays et hypothèquent son avenir.
L’Etat haïtien s’effondre. Cette absence d’Etat est la principale cause de la situation du pays, actuellement aux mains de gangs qui, entre enlèvements, trafics de drogue et crimes crapuleux, imposent la terreur et prennent en otage des millions de gens.
Au climat politique s’ajoutent les catastrophes naturelles comme le séisme de 2010 dont le bilan, selon l’Onu, est de 3 millions de personnes touchées, 200 000 morts, 300 000 blessées et 1,5 million de sans-abris. L’assassinat, le 7 juillet, de Jovenel Moïse et la confusion institutionnelle qui a suivi rappellent la profondeur du drame haïtien.
Mais il faut lire Haïti au-delà de ses douleurs. L’île est notre grande sœur ; elle a ouvert la voie de la dignité dans la souveraineté que nous avons ensuite empruntée. Elle a défriché le chemin de l’espérance pour les peuples réduits à l’asservissement, dans la foulée des révolutions américaine et française. Deux moments de ferveur cités souvent en omettant la révolution haïtienne, menée par ceux-là qui étaient encore réduits au statut d’esclaves.
Dans le Cahier d’un retour au pays natal, Césaire parle d’Haïti comme «là où la Négritude s’est mise debout pour la première fois et dit qu’elle croyait à son humanité». Son compagnon, Senghor, après sa visite à Port-au-Prince en 1979, certifie que les Haïtiens «sont plus nègres que nous. Nous, nous avons conservé la forme ; eux, ont gardé la substance».
Que s’est-il passé pour que nous oubliions une part de nous-mêmes ? La situation en Haïti est survolée dans les capitales africaines ; elle n’inspire aucun communiqué de l’Ua.
Que le Sénégal reste silencieux sur Haïti est symptomatique d’un pays qui ignore son histoire, déprécie son rang et s’enferme sur lui-même, préférant les querelles politiciennes aux enjeux majeurs de son époque.
A l’aube de l’indépendance, nous avons été un lieu fortifié, un havre de paix pour les oppressés ailleurs, leur offrant la chaleur de notre Teranga. Senghor avait accordé l’asile politique au couple Lemoine, à l’issue du Fesman en 1966. En 2010, Abdoulaye Wade, qui ne prenait pas que des décisions heureuses, a accueilli 160 étudiants haïtiens au Sénégal
Nous ne devons pas oublier Haïti car, comme le disait à la tribune de l’Ua en 2014, l’ancien Premier ministre Laurent Salvador Lamothe, «Haïti, c’est l’Afrique dans la Caraïbe».
J’invite nos autorités à lire la tribune du jeune auteur haïtien, Jean d’Amérique, dont les mots doivent résonner chez chaque africain : «Etre haïtien, c’est attendre sa balle. C’est attendre la balle qui vous dévorera le souffle, où que vous soyez dans le pays. Etre haïtien, c’est presser le pas vers l’au-delà. Etre haïtien, c’est pleurer, c’est crier. Mais depuis le temps que ça saigne. Mais depuis le temps que ça pleure. Depuis le temps que ça crie… Il faut croire que le sang ne suffit pas.»
Je les invite aussi à se replonger dans les écrits du vieux poète Frankétienne, qui pointe «la fragilité de [son] île, cœur de porcelaine, âme de faïence, corps chaotique», pour mesurer l’inextricable destin qui nous lie à Haïti. Car Haïti, c’est l’Afrique ailleurs.