La multiplication des usines de fabrication de farine de poisson au Sénégal inquiète les acteurs de la pêche, qui ont décidé de s’engager pour limiter leur impact sur ce secteur stratégique, qui est d’ailleurs fortement secoué par des pratiques illégales. Ces unités industrielles, de grands pollueurs, s’approvisionnent en poissons frais et principalement en sardinelle, souvent auprès de pêcheurs locaux. La farine de poisson est vendue à des minoteries à l’étranger (Europe, Afrique de l’Ouest) ou localement pour la production d’aliments de bétail, de la volaille ou pour l’aquaculture. Dans certaines villes côtières du pays, une vague de protestation s’est levée contre leur multiplication.

«Notre poisson, nos sardinelles, partent en fumée et en farine.» Ces mots de Abdou Karim Sall décrivent la situation de désespoir, qui étreint certains acteurs de la pêche. Le long des côtes, le constat est le même : les effluents des usines sont rejetés directement dans la mer, sans aucun traitement préalable. L’environnement est pollué par des odeurs repoussantes et les nuisances sonores incommodantes. Et les populations sont réduites à supporter les échappées de gaz chimiques de ces installations, qui devraient être dans les normes implantées à l’extérieur des villes et faire l’objet d’un contrôle scrupuleux sur le plan sanitaire, social et environnemental.
A Joal, au Sud de Dakar, sur la Petite-Côte sénégalaise, le rituel matinal est immuable. La plage est envahie par une armée de ménagères, mareyeurs et pêcheurs de toutes sortes. Dans cette cité de pêcheurs, Abdou K. Sall, président de l’Aire marine protégée (Amp) de Joal-Fadiouth, qui se bat contre la multiplication de ces unités dans la région de Thiès, qui compte à elle seule onze usines. Elles sont 22 au niveau national. «Leur prolifération est une sérieuse menace parce qu’elles ont provoqué la surexploitation de la sardinelle et la surpêche», explique M. Sall, qui est une identité remarquable dans cette ville côtière où il existe deux unités.
Aujourd’hui, la prolifération de ces usines dont la majorité appartient à des Chinois et Espagnols est en contradiction avec la politique de l’Etat, qui a instauré une série de mesures pour éviter une pêche intensive. Il s’agit par exemple de la création des Aires marines protégées (Amp), de l’instauration du repos biologique, l’interdiction de la pêche des juvéniles et des filets mono-filaments. «On ne comprend pas la politique de l’Etat. On ne peut prétendre lutter contre la surexploitation des ressources halieutiques et autoriser l’installation de ces usines qui favorisent la surpêche», s’interroge M. Mbengue. A.K. Sall insiste : «Si la demande est importante, l’effort de pêche et la capture seront importants. Au Sénégal les chercheurs ont affirmé que le débarquement des sardinelles ne doit pas dépasser 250 000 tonnes/an, la présence d’usines favorise l’effort de pêche, car les pêcheurs se disent que quelle que soit la quantité capturée, les usines achèteront.» C’est donc clair que les usines de fabrication de farine de poisson influent fortement la surexploitation de la sardinelle. Témoin de l’installation progressive de ces grosses entreprises, M. Sall raconte leur impact sur les activités des transformatrices de poison : «Ces usines étouffent les acteurs de la transformation. Elles ont une capacité de transformation de 600 t par mois et des moyens financiers illimités. Elles achètent la caisse de sardinelle à plus de 3500 F Cfa alors que les femmes transformatrices ne peuvent pas se le permettre. Certaines unités achètent tous les poissons de certaines pirogues alors que plupart des femmes de Joal travaillent dans la transformation.» Abdou Karim Sall détaille des pratiques ubuesques, qui ont déréglé tout le marché : «Certaines usines ont décidé de financer des mareyeurs et achètent toute leur production à leur retour de la mer. C’est une concurrence déloyale. A Joal, c’est la sardinelle qui sécurise l’alimentation des populations. Ce qui est paradoxal c’est cette sardinelle que nous mangeons, qui assure notre sécurité alimentaire, qui fait vivre les villes côtières, c’est cette même sardinelle que nos Etats donnent aux usines pour une production de farine de poisson. Cela personne ne peut le comprendre», peste-t-il. Il est aussi contradictoire de constater que des pêcheurs ont accepté de satisfaire les besoins des usines. Un pêcheur dépité raconte : «Comme il y a une demande, certains collègues collaborent avec elles en multipliant les efforts de pêche. Les captures sont de plus en plus nombreuses et sont versées directement chez les usiniers. Ce sont les consommateurs, mareyeurs et transformatrices, qui se retrouvent privés de ressources.» Cette situation a précarisé certaines activités satellites qui tournent autour de la pêche et provoqué l’exode de certains professionnels vers le Sud du pays, qui était encore épargné jusque-là. Mais ce n’est plus le cas. «Certains sont partis vers la Casamance au Sud du Sénégal. D’autres ont changé carrément de métier. On est tous précarisés parce que l’océan est détruit par plusieurs pratiques», déplore M. D. Guèye, 20 ans d’expérience sur une pirogue.

«Pour fabriquer
une tonne de farine de poissons, il faudrait 4 à 5 tonnes
de poissons»
A Cayar, un grand quai de débarquement situé à une soixantaine de km au nord de Dakar, un vent frisquet, en provenance des profondeurs atlantiques, caresse les visages, décuple les ardeurs des pêcheurs, et des populations qui se sont réveillées très remontées contre l’installation d’une nouvelle usine de transformation de farine de poisson. Troisième quai de débarquement du pays, Cayar, où se mêlent effluves de poissons frais odeur de produits fumés, vit de la mer, qui est de moins en moins généreuse. Conscients de cette situation, les pêcheurs refusent de supporter de nouveaux concurrents, qui «risquent de nous couler». Malgré le froid, les discours sont enflammés et les peurs légitimes. «Les usines de production de farine de poisson sont un danger à cause surtout de la surexploitation de la sardinelle. C’est un sérieux problème alors qu’on a toujours recommandé depuis plusieurs années la réduction de l’effort de pêche sur cette ressource reconnue en état de surexploitation vu la pression croissante, notamment liée à la pêche pour la farine», insiste Mor Mbengue, activiste à Cayar, qui se bat contre l’installation d’une nouvelle unité de transformation de farine et d’huile de poisson. (Voir par ailleurs).
Le long de la côte sénégalaise, elles poussent et mettent en péril les ressources halieutiques, précarisent les acteurs de la pêche. En raison d’une demande accrue sur les principaux marchés internationaux, offrant des prix très rémunérateurs, les usines de farine de poisson se multiplient, notamment en Afrique de l’Ouest. Les quantités de poissons transformés en farine augmentent de façon exponentielle. La farine de poisson est utilisée pour l’alimentation des animaux aussi bien terrestres (porcs, poulets…) que marins. Quelles sont les conséquences des usines de production de farine de poisson sur la pêche ? Il y a notamment l’accélération de la surexploitation des ressources halieutiques, l’accentuation de l’insécurité alimentaire, les répercussions sur l’emploi, les nuisances environnementales et le danger pour la santé publique. Selon une étude de l’Aprapam, il faut cinq sardinelles pour obtenir un kilogramme de farine. «Pour fabriquer une tonne de farine de poisson, il faudrait 4 à 5 tonnes de poisson. Du gâchis ! Une dilapidation de la ressource», déplore le rapport publié l’année dernière. «Les usines ? Elles ont pris nos places. Désormais, elles achètent le poisson à la place des mareyeurs et des transformatrices à des prix relativement plus élevés. Nous sommes obligés de nous contenter de leurs restes. Nos chiffres d’affaires ont chuté à cause de la raréfaction du poisson et aussi de la boulimie des usiniers», Yacine Seck, mareyeuse, qui tient en même temps une unité de transformation.
Dans la banlieue dakaroise, chaque acteur de la pêche artisanale essaie de tirer son épingle du jeu par tous les moyens. On ne préfère pas insister sur l’impact de certaines pratiques sur leurs activités fortement sinistrées. C’est l’odeur de l’argent qui conditionne tout. «Nous travaillons directement avec certaines usines pour que nous leur livrions nos prises. Cela facilite l’écoulement de nos produits», avoue D. Diouf. Et l’argent coule à flots : «en étant en mer, nous savons que nos productions seront achetées. Nous vendons la caisse de poisson entre 14 000 et 15 000 F ou plus. C’est plus rapide et on est payés cash», appuie un autre pêcheur. En période d’abondance, 5 à 10 tonnes de poissons sont acheminés quotidiennement dans les usines. Sans aucun contrôle. «Que voulez-vous ? Tous les pêcheurs partent et reviennent en même temps de la mer. Alors que les mareyeurs et les transformatrices ne peuvent pas tout absorber. Il faut donc trouver un moyen de survie sinon on va jeter le reste de notre production.» Un mareyeur s’invite dans la discussion. «Les pêcheurs sont responsables en préférant vendre leur production aux usines. Il y a beaucoup de mareyeurs qui ont mis la clef sous le paillasson parce qu’ils ne parviennent plus à honorer leurs charges (achat de poisson et transport vers l’intérieur de pays). Les pélagiques sont utilisés pour fabriquer de la farine de poisson. C’est une vraie jungle.» Et la demande est de plus en plus forte. «Tout au long de la côte, les poissons sont de plus en plus utilisés dans la formulation de la farine de poisson. Le marché est tellement lucratif et la demande tellement forte que la plupart des poissons frais sont achetés par les usines», insiste Mor Mbengue, qui se bat à Kayar.
Le réquisitoire du Collectif Sos Yaboye (Sos pélagiques) est un appel à une mobilisation citoyenne pour protéger le secteur de la transformation de produits halieutiques. Le secteur a toujours généré de nombreux emplois au Sénégal, attire des travailleurs venus de toute l’Afrique de l’Ouest et permet une fourniture régulière en protéines de qualité, fondamentales pour nos populations. «Mais ces dernières années, le développement de l’aquaculture industrielle au niveau international a provoqué une demande nouvelle de farine de poisson sauvage, utilisée pour nourrir le poisson d’élevage et le bétail, suscitant l’intérêt de nombreux investisseurs et industriels étrangers. Un vrai sabotage : il faut par exemple compter entre 3 et 5 kilos de poisson sauvage pour produire 1 kg de poisson d’élevage (saumon, tilapia…) destiné aux pays riches.» Il liste les conséquences : «Depuis maintenant 10 ans, des usines de farine de poisson se créent, s’installent sur tout le long du littoral Ouest-Africain, le plus souvent au plus proche des zones et ports de débarquement, induisant une pression supplémentaire.» Cette situation est due à un pillage organisé grâce aux licences accordées, à un détournement du produit autrefois destiné à nos populations, une perte d’activité catastrophique pour les travailleurs et les migrants qui vivent grâce au poisson débarqué sur nos plages. «Au Sénégal, bon nombre de pêcheurs, de transformateurs et de travailleurs du secteur ont été contraints de quitter ces dernières années les zones meurtries par l’installation de ces usines (Saint-Louis, Cayar, Mbour-Mballing, Joal) pour se réfugier vers le Sud, en Casamance, où le poisson restait abondant et plus accessible qu’au Nord. En moins de 5 ans, le nombre de travailleurs a d’ailleurs quintuplé à Kafountine, un quai de pêche situé sur l’atlantique dans la région méridionale du Sénégal.»

Un business
mondialisé
En vérité le constat est clair : les usines de poisson font perdre à la population et aux professionnels de la pêche une part très importante de leur économie et de leur assurance sociale. En 2018, l’installation de deux nouvelles usines dans cette partie du Sénégal et la construction d’une troisième à Kafountine ont contraint plus de 2000 femmes transformatrices à être déplacées dans des zones insalubres. Une autre unité à Abéné, à moins de 5 kilomètres de Kafountine, en plein cœur d’une aire marine protégée. Cette situation de concurrence, de domination et d’exportation des produits halieutiques à des fins d’alimentation de volaille va inévitablement avoir une influence sur la sécurité alimentaire des populations qui, il faut insister, n’ont que la sardinelle pour assurer une partie de cette sécurité alimentaire. «Le poisson à haute valeur commerciale, frais ou congelé, est traité et exporté massivement depuis 50 ans, ou réservé aux plus riches de notre pays. Les populations sénégalaises n’y ont plus accès depuis longtemps, et doivent se contenter du «Yaboye» pour se nourrir. Et notre Yaboye, qui coûte de plus en plus cher, se fait rare et irrégulier dans nos marchés.
La sardinelle et l’ethmalose sont des poissons populaires, fondamentaux pour la sécurité alimentaire en Afrique de l’Ouest (Sénégal, Gambie, Mali, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée, Sierra Léone, Togo, Bénin, Ghana, Nigéria…). Une mobilisation citoyenne locale, nationale et internationale s’impose pour protéger ce poisson essentiel par le refus absolu de son traitement en farine d’exportation.» L’urbanisation a notamment conduit au développement de nouveaux marchés : celui de la volaille, par le biais de nouvelles formes de production semi-industrielles, un débouché sous forme de provende, d’engrais et de fertilisant pour l’alimentation de volaille ou bétail, l’aquaculture ou la pisciculture, l’alimentation pour les animaux de compagnie, l’industrie pharmaceutique, cosmétique, nutraceutique. En 2010, il y avait moins de 10 unités industrielles. Grâce à l’essor de l’aviculture et de l’aquaculture, elles ont essaimé ces dernières années le long du littoral de pêche provoquant une réaction de colère des acteurs de la pêche et des populations contraintes de supporter les désagréments de ces installations.
Malgré les protestations, le business prospère. A Rufisque, dans la banlieue dakaroise, des sacs de farine sont stockés en attendant leur écoulement auprès des minoteries. Le marché est lucratif. «Le sac de 50 kg de farine de poisson est vendu à 15 000 F Cfa. Pour un container de 40 tonnes, un fabriquant de farine peut engranger 12 000 000 F Cfa», indique un intermédiaire, sous l’anonymat. Aujourd’hui, le marché est ouvert aux pays de la sous-région notamment au Ghana, au Nigeria, au Burkina Faso, la Chine, la Norvège, le Japon, la Russie, l’Espagne, entre autres. Finalement, la farine de poisson, produite à partir de petits pélagiques, est devenue un intrant économique majeur. Surtout que la capacité de production des différentes usines tourne entre 4 mille et 7500 t par an. Ce reportage a été réalisé en collaboration avec Earth Journalism Network pour le programme West Africa Fisheries Journalism Project.