Washington contre l’exploitation de notre gaz. Et le gaz de schiste alors ?

A ce jour, en dépit du changement climatique et du réchauffement de notre planète, le pétrole est encore l’un des principaux pivots de l’économie mondiale, parce qu’en face des autres sources d’énergie, il reste, et de loin, la principale source d’énergie utilisée dans le monde industriel, sans substitut équivalent. Et dans le secteur des transports en particulier, le pétrole est l’énergie maîtresse.
Entre la première puissance économique mondiale et le premier exportateur mondial de pétrole, en d’autres termes entre les Etats-Unis d’Amérique et le Royaume d’Arabie saoudite, la relation n’est fondée que sur le pétrole. Premier exportateur mondial en la matière, l’Arabie saoudite est un allié incontournable pour les Etats-Unis (premier consommateur mondial de pétrole), en vue de la disponibilité du produit et le contrôle de son cours. Au-delà des différences fondamentales entre les peuples des deux pays et leurs cultures, c’est le pétrole qui a toujours été l’enjeu principal de la relation.
Historiquement, ce sont les chercheurs industriels américains qui ont découvert les premiers gisements pétroliers de l’Arabie saoudite. Ensuite, les difficultés d’approvisionnement au cours de la Seconde grande guerre, qui a ravagé l’Europe et renforcé les Etats-Unis, ont permis à Washington de prendre pleinement conscience de l’exigence de l’indépendance énergétique du pays, dans son ambition de se maintenir comme superpuissance, au lendemain du conflit mondial. C’est pourquoi, quand en 1973 survient le premier choc pétrolier, provoqué par la guerre au Moyen-Orient, et l’embargo des pays arabes, et que sur le marché, les prix du brut quadruplent, Washington se rend compte, comme cela n’était jamais arrivé auparavant, de la complexité de l’équation globale de l’approvisionnement en pétrole et de l’urgence d’y apporter une solution durable, notamment par la consolidation d’un partenariat stratégique avec son principal fournisseur.
Dans les rapports entre Washington et Ryad, l’instauration de liens diplomatiques est un évènement sans précédent. La «relation spéciale», ainsi que définie des deux côtés, est initiée par le Président américain Franklin D. Roosevelt, qui rencontre le roi Abd’Al Aziz Al Saud d’Arabie saoudite, à bord du porte-avions américain, Uss Quincy, le 14 février 1945, au sortir de la Seconde guerre mondiale (le 14 février, à la Saint-Valentin, comme qui dirait dans une belle histoire d’amour entre les deux pays), sur le Great Bitter Lake, en Egypte. L’exploitation des énormes gisements pétroliers du Royaume est confiée aux compagnies américaines ; le pacte pétrole contre défense est alors scellé entre les deux Etats.
Mais entre eux, c’est aussi une relation de raison : on est à une période charnière, un point de jonction de l’histoire, car en 1945, à peine sorti de la Grande guerre, le monde est déjà entré, de plain-pied, dans la Guerre froide. C’est pourquoi, devant l’incapacité du Royaume-Uni, de Grande Bretagne, de poursuivre son rôle de grande puissance dans une région incontournable pour la sécurité, la stabilité et l’économie du monde, le successeur de Roosevelt, Harry Truman, s’inspirant de sa doctrine de l’internationalisme libéral, prend la relève en apportant son soutien militaire, en vue de préserver la stabilité politique régionale, indispensable au flux régulier du pétrole, tout en cherchant à contenir l’influence soviétique dans une région aussi stratégique que contiguë de l’empire russe, l’ennemi américain de toujours. L’intérêt est tel, qu’en dépit de la distance originelle entre les deux hommes d’Etat fondateurs de la relation et signataires du pacte, une distance à la dimension de la différence abyssale entre leurs deux cultures, et aussi en dépit des hauts et bas, inhérents à toute relation commerciale ou humaine, les deux pays sont resté des partenaires. C’est ainsi qu’en 2005, en pleine «guerre contre le terrorisme», le Président américain George W. Bush, a renouvelé le pacte, alors vieux de 60 ans : sécurité énergétique, pour son pays, contre sécurité militaire du Royaume. Sous le magistère de son successeur Barack H. Obama, la «relation spéciale» a été particulièrement chahutée par un Président américain résolument engagé à faire bouger les lignes de rapports de tension et franchement ouvert au dialogue avec Téhéran, l’ennemi juré de Ryad (du reste comme il l’était avec Cuba aussi). Et sous le magistère du successeur de ce dernier, Donald J. Trump, Ryad a retrouvé son statut spécial : la visite d’Etat historique du Président américain, parti à Ryad pour rassurer l’allié saoudien, et accueilli en grande pompe, est digne d’une page d’anthologie : Ryad paré de ses plus beaux atours, les petits plats dans les grands, jusqu’à la «danse du sabre» exceptionnellement exécutée pour un hôte étranger… En somme, au-delà des variables entre Washington et Ryad, la constante est que le lien entre les deux pays est indéfectible, jusqu’à l’administration actuelle de Joseph Biden, qui a récemment appelé Ryad à ouvrir les vannes de l’or noir pour accroître l’approvisionnement, dans la perspective de la relance de l’économie mondiale durement éprouvée par la pandémie du Coronavirus.
Le fait est qu’aux Etats-Unis, la garantie d’un approvisionnement régulier en pétrole est non seulement une question de vie quotidienne : quand le cours mondial du baril de pétrole augmente de 30%, le prix à la pompe augmente d’environ 6,8% aux Etats-Unis, ce qui a une incidence brutale sur la consommation ordinaire des ménages américains. Mais la garantie d’un approvisionnement régulier en pétrole est aussi et surtout une question de défense nationale, étant donné que l’approvisionnement en hydrocarbures, pour les Armées américaines, est aussi suspendu au cours du baril du pétrole : la montée du cours a une incidence directe et immédiate sur le budget de la défense du pays, ce qui signifie que ce budget est soumis aux fluctuations du prix du baril de pétrole…
Or, l’ambition de se maintenir aussi longtemps que possible comme la première puissance économique mondiale et le besoin de juguler les menaces sécuritaires qui se posent, font que Washington ne peut se payer le luxe de réduire son alimentation en hydrocarbures, même en cas de montée du cours du baril : c’est une question de défense et de souveraineté nationales, par rapport aux pays étrangers et aux marchés pétroliers. C’est bien le besoin impérieux de réduire sensiblement leur dépendance énergétique grave vis-à-vis d’une seule région, le Golfe arabo-persique, qui a amené les Etats-Unis à se tourner vers les pays pétroliers (actuels comme à venir) du continent africain, le continent qui a enregistré le plus de découvertes pétrolières au cours des dernières années, dans le but de diversifier leurs sources d’approvisionnement. Un chiffre qui donne la mesure de cette dépendance : en 2011, au plus fort de la guerre en Irak et Afghanistan, les importations américaines de pétrole ont atteint 331,6 milliards de dollars, ce qui équivaut à la valeur globale de l’industrie agricole du pays.
A Washington, la réduction de cette dépendance vis-à-vis d’un fournisseur principal, en l’occurrence l’Arabie saoudite, s’est imposée comme une urgence stratégique, dès le lendemain des attentats du 11 septembre 2001. Aux yeux des autorités américaines, dans la fourniture d’une denrée aussi indispensable que le pétrole, il devenait extrêmement dangereux de continuer à dépendre du pays qui a fait un certain Oussama Ben Laden, dont la dissidence a été l’origine d’Al Qaïda et ses avatars… Dangereux même de ne dépendre que de cette région du monde, où la situation sécuritaire peut se révéler aussi volatile que le pétrole. C’est là tout l’enjeu de l’accentuation de l’ouverture américaine aux pays pétroliers africains.
Dès lors, avec seulement 2% des réserves pétrolières mondiales (à titre comparatif, selon plusieurs estimations, l’Arabie saoudite renferme jusqu’à 25% des réserves mondiales), les Etats-Unis aspiraient à augmenter leur approvisionnement en pétrole brut par le continent africain, en passant de 15%, avant le 11 septembre 2001, à 25% dès 2015, et allant crescendo. C’est pourquoi, au sud du Sahara, les majors américains sont présents dans l’exploitation, dans la quasi-totalité des pays producteurs, et l’exploration dans les pays qui disposent d’un potentiel en la matière.
Fait majeur dans la politique énergétique de Washington : en poursuivant leur objectif primordial d’arriver à l’indépendance énergétique, il y a eu la mise en œuvre de techniques d’extraction de gaz de schiste par fracturation de la roche, en même temps que la découverte de gisements massifs étendus sur une zone allant du Dakota du Nord jusqu’au golfe du Mexique, dont les raffineries sont aussi appelées à recevoir le pétrole brut des sables bitumeux de la Province canadienne de l’Alberta, à partir du géant oléoduc Keystone Xxl.
Or, l’exploitation du gaz de schiste est loin d’être une mince affaire : les environnementalistes convergent, pour indiquer qu’elle est à l’origine de la pollution des nappes phréatiques sur des surfaces très étendues, étant donné que l’eau utilisée pour la fracturation des roches, contient des additifs chimiques létaux, qui vont inévitablement se disperser dans les sols et sous-sols. Pour ne citer qu’un exemple : en 2011 déjà, une étude du Ground water protection council a conclu à des cas graves de pollution de l’eau potable, due au gaz de schiste. Sans compter les émissions de méthane tout au long du processus d’exploitation, du forage au transport, jusqu’au stockage, sachant que le méthane est un gaz à effet de serre, inflammable, extrêmement plus dangereux que le dioxyde de carbone, émis par les centrales à charbon, que les Etats-Unis (et avec eux les puissances industrielles d’Europe) appellent à bannir dans les pays pauvres du Sud, comme les nôtres. Et last but not least, le brouillard de pollution soulevé par les engins mécaniques mis en marche et ses effets sanitaires très néfastes. Mais, ni l’alerte lancée depuis le début par les environnementalistes et les climatologues, ni l’activisme des populations civiles, ni les traités signés pour la protection de la nature n’arriveront à freiner les ardeurs américaines vers l’indépendance énergétique, par tous les moyens. Rien n’arrivera à remettre en question l’exploitation du gaz de schiste, considéré, outre-Atlantique, comme une manne venue du Ciel, à peu près comme le pétrole pour les Saoudiens.
Par l’exploitation du gaz de schiste, envers et contre tout, les Etats-Unis espèrent non seulement arriver à réduire considérablement leur dépendance énergétique, mais en même temps concurrencer la Russie sur son propre terrain, auprès de ses clients européens, tout en usant de la ressource gazière comme une arme diplomatique…
La Déclaration de pays industriels du Nord, signée notamment par les Etats-Unis, le Canada et le Royaume-Uni, lors de la récente conférence sur le climat (Cop26) de Glasgow, visant à mettre un terme au financement à l’étranger de projets d’énergies fossiles, d’ici à la fin de 2022, «pour privilégier le soutien à la transition vers une énergie propre», ne devait surprendre personne : ce sont les énergies qui sont le carburant de l’économie mondiale et ce sont les énergies fossiles (le charbon et le gaz) qui ont permis l’industrialisation de tous les pays signataires de cette déclaration. Or, dans la guerre économique que se livrent les pays, il n’y a jamais aucune trêve, et les pays ne se font aucun cadeau. C’est pourquoi, face à cette autre façon d’asphyxier les petits pays pauvres, il restera à nos Etats, dans les pays naturellement pourvus de ces énergies fossiles utiles et même indispensables pour une industrialisation soutenue de nos économies, à se donner les moyens de poursuivre l’ambition légitime que tout pays peut avoir de réaliser ses objectifs de croissance, de développement et de grandeur.
Abou Bakr MOREAU
Enseignant-chercheur
Etudes américaines, Flsh, Ucad