Spectacle – Festival d’Avignon : «Nôt», l’insupportable nuit capverdienne de Marlene Monteiro Freitas

Des «bravos» et des huées. Samedi 5 juillet, sa création mondiale «Nôt» a ouvert avec fracas le Festival d’Avignon 2025 dans l’emblématique Cour d’honneur du palais des Papes. A 46 ans, la chorégraphe capverdienne Marlene Monteiro Freitas a donné chair à sa version très noire et déconcertante de Shéhérazade… et clivé le public.
Avant la première mondiale, si attendue, les fameuses trompettes du Festival d’Avignon perçaient la nuit provençale au palais des Papes. Pour une fois, le mistral n’a pas soufflé, mais le froid et l’effroi venaient d’ailleurs. Certains, visiblement éprouvés, n’hésitaient pas à quitter la Cour d’honneur en pleine représentation. Les premières réactions cueillies auprès des spectateurs et spectatrices s’avèrent aussi violentes et souvent aussi complètement contradictoires que beaucoup de scènes de la pièce : «Tout le monde est excellent, mais il y a beaucoup de malaises. On porte un poids.» «C’est un carnaval, c’est grotesque, mais ce n’est absolument pas un spectacle pour la Cour d’honneur.» «Je suis un peu déconcertée. Il y avait des moments géniaux et puis des moments où je me suis ennuyée.» «C’était une performance captivante et controversée.» «Je n’ai pas adoré. L’aspect scatologique, je trouve qu’on a vu ça trop de fois.» «C’est magnifique. C’est leur art, fantasmagorique, rare. C’est un genre. Il faut le connaître. C’est difficile pour le public, parce qu’il faut avoir autant d’humour noir qu’ils avaient…»
La tempête créatrice de Marlene Monteiro Freitas
Nôt – ou l’incarnation du théâtre comme un éternel et époustouflant renouveau. Cette nuit, Marlene Monteiro Freitas est entrée dans l’histoire de la danse et du théâtre comme la première chorégraphe et aussi la première artiste capverdienne sélectionnée pour présenter le spectacle phare du plus grand rendez-vous du spectacle vivant. En plus au jour J des 50 ans de l’Indépendance de son pays d’origine. Côté public, il fallait confronter et gérer le souffle artistique, voire la tempête créatrice de Marlene Monteiro Freitas. Nôt, cette nuit en créole capverdien qu’elle fait naître sur scène, est un hommage vibrant, émouvant, éprouvant et parfois insupportable aux contes légendaires des Mille et une nuits. Ses huit danseurs-musiciens nous plongent dans une nuit déchiquetée en gestes corporels, musicaux et spirituels qui installent à nouveau ce combat inégal entre le sultan tout-puissant et la fille du vizir qui se transforme en narratrice extraordinaire pour sauver cette fois non pas uniquement les femmes, mais aussi le royaume. Et le sultan, n’étant pas identifiable sur scène, est peut-être à trouver dans les rangs du public.
Le «deuxième mur» du palais des Papes
Probablement pour cela, Freitas a envoyé une des compagnes d’infortune de la scène vers les spectateurs. Se tordant de douleur, elle se sauve en se soulageant dans un pot de chambre qu’elle a auparavant mis entre les mains d’une spectatrice. Heureuse de l’évacuation de ses excréments, elle les verse ensuite sur la tête d’un spectateur dans un geste symbolique. Ainsi, Freitas a réussi son pari d’investir le «deuxième mur» du palais des Papes, les estrades de la Cour d’honneur occupées par deux mille spectateurs et spectatrices. Hélas, les grilles blanches sur scène, une sorte de frontière perméable entre la Cour et l’enfer, n’apportent pas grand-chose. Surtout, Freitas a condamné le mur aussi gigantesque que légendaire du Palais à rester un simple figurant, avec quelques effets stroboscopiques anodins. Chez Freitas, souvent le grand devient minime. Comme derrière une mini-jupe rouge peut apparaître un homme blanc. Et le masque d’une femme peut libérer un homme. A l’image des bras et des mains se transformant en danse de jambes et de pieds. Et pour qu’on puisse entendre une femme nettoyer son miroir en couinant, il faut qu’un homme produise ce bruit quelques mètres plus loin.
Quand la tête brûle
Pour arriver à ses fins, Freitas n’hésite pas à fracasser les dernières illusions qui nous restent. Sur scène apparaît un univers chaotique, terrifiant, destiné à disparaître, à l’unisson avec notre monde d’aujourd’hui. La chorégraphe ne cherche visiblement pas la beauté. Elle a trouvé un monde qui brûle de l’intérieur : «I think my head is burning.» Freitas n’a nul besoin de mots pour conter le cœur lourd et le combat de survie de son héroïne, courageusement interprétée par Mariana Tembe, une danseuse sans jambes. Cette dernière est dotée d’un masque et d’un voile blanc. Les yeux écarquillés et les lèvres rouges, elle balance ses jambes fantômes dans les airs à droite et à gauche. Face à une situation sans issue, la Shéhérazade de Freitas se fraye un chemin en donnant confiance à son corps mutilé et ses émotions. Siffler, chanter, taper des mains, se frotter, haleter, crier, supplier… l’artiste capverdienne dévoile les êtres humains dans leur état XXL pour déclencher le choc de la terreur d’une mise à mort qui se rapproche. Encore pire, de ce puits du désespoir ne surgit aucunement une humanité qui attend d’être reconquise.
De la folie de foule aux visages grimacés
Dans la performance, le rôle des danseurs se limite largement à des triples pas et à des tours de hanches virtuoses. Les musiciens, une fois même poussés à leurs limites avec les Noces de Stravinsky, créent leurs mélodies et leurs rythmes avec des foulards et des tambours à main transformés en guitares à une corde. Sous une musique assourdissante, un rythme effrayant et une ambiance basculée vite dans l’insupportable, les danseurs défilent sur scène comme au carnaval, avec des sifflets, des roulements de tambour et des foulards blancs. Un monde dévastateur où le vomi et le caca ont toute leur place entre des morts vivants et des vivants sur le point de mourir. De la folie de foule aux visages grimacés. Nôt fait vivre aux spectateurs et spectatrices la douloureuse expérience d’un déchirement intime et d’une vie rythmée par des contradictions insoupçonnées et violentes. Des émotions extrêmes que Marlene Monteiro Freitas a déjà dû confronter dans sa vie avec une tante qui souffrait de schizophrénie. Mais ces émotions-là, elle les a aussi retrouvées et expérimentées lors du fameux Carnaval au Cap-Vert. Ces petits moments de folies adoubés par la société où chacun et chacune est invité à sortir de soi-même, à admettre et incarner sans limites ses désirs, ses rêves et ses abîmes.
Une grande chorégraphe venue d’une petite île
C’est ainsi que Marlene Monteiro Freitas a grandi sur les îles du Cap-Vert. Avec un grand-père compositeur, une grand-mère proche de Cesaria Evora, la Diva aux pieds nus qui a donné une voix à cette petite île de São Vicente. Avec un père adoré qui lui a transmis la passion de raconter des histoires et une mère qui dansait et chantait quand Marlene rêvait encore d’une carrière en tant que gymnaste rythmique… Puis, l’envie de créer avec ses copains des petites pièces a pris le dessus. A l’âge de 18 ans, Marlene a quitté son île natale pour aller à Lisbonne, au Portugal, pour se former d’abord à l’Ecole supérieure de danse, puis à la Fundaçao Calouste Gulbenkian. La rigueur de ses mouvements et la structure profondément musicale de ses créations sinon souvent carnavalesques et sans limites, elle les doit certainement aussi à ses années passées à l’école P.A.R.T.S de la grande chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker. Sa voie dans la danse, elle l’a d’abord trouvée en tant qu’interprète, aux côtés de grands noms de la danse contemporaine comme Boris Charmatz, Emmanuelle Huynh ou Loïc Touzé. Et depuis dix ans, installée à Lisbonne, elle est elle-même devenue une chorégraphe célébrée dans le monde entier, avec des créations reconnaissables entre mille, nourries par le grotesque, le géant et la déraison, défiant et bousculant les regards des spectateurs. Après un Lion d’argent à la Biennale de Venise en 2018, elle entre avec Nôt une fois pour toutes dans l’histoire de la danse et du théâtre, avec cette performance fulgurante, déployée avec force et folie dans la Cour d’honneur.
Rfi