Le gouvernement des virtuoses du boniment

J’ai lu le nouvel essai de Clément Viktorovitch, politologue et chroniqueur français : Logocratie : Comment nous sommes déjà sortis de la démocratie (Seuil, octobre 2025). Dans ce livre factuel et lisible –l’écriture est fluide-, le chercheur dissèque la manière dont notre langue est envahie par les faits alternatifs -totalement indépendants du réel, donc mensongers- que les hommes politiques créent au quotidien, pour mener un travail de sape contre l’un des piliers de la politique démocratique : le débat public. Avec la systématisation de cette déformation volontaire du réel au cours de ces dernières années, la vérité n’est plus une valeur cardinale sur laquelle se fonde le débat démocratique. L’ère de la post-vérité dont l’avènement est récent, viole l’esprit de la démocratie dans la mesure où l’établissement exact des faits, qui guide le jugement éclairé des citoyens, est accaparé par les pouvoirs politiques. Ceux-ci ont désormais la capacité de travestir délibérément les faits pour, in fine, tromper la surveillance citoyenne -vigie de la démocratie. La logocratie -qui est une «pratique du pouvoir dans laquelle le Peuple se voit entravé dans sa capacité à se forger un jugement par ceux qui, s’étant emparés de la parole officielle, ont également acquis et se résolvent à utiliser le pouvoir d’imposer leurs mots contre le réel»- est aujourd’hui de règle dans plusieurs démocraties. Même la nôtre n’est pas épargnée : nous sommes gouvernés par leurs mensonges.
L’avènement de l’ère de la post-vérité
L’avènement de l’ère de la post-vérité constitue un tournant : naguère (ou jadis), les mensonges n’étaient pour les pouvoirs qu’un moyen de se dépêtrer d’une situation embarrassante ; aujourd’hui, par contre, les gouvernants ont pris la décision de les ériger en manière de gouverner, sans être sanctionnés par l’exigence des citoyens. Cette époque, où le boniment constitue la base du discours politique, se caractérise aussi par l’incapacité des citoyens à démêler le vrai du faux, en raison surtout de la prolifération quotidienne des mensonges. Il y a une forme de résignation citoyenne face à la fabrique de discours dont la substance -si tant est qu’elle puisse exister- est tout à fait indépendante du réel. Cette ère, précise l’auteur, a été inaugurée par trois virtuoses du mensonge : Donald Trump aux Etats-Unis, Boris Johnson au Royaume-Uni et Jair Bolsonaro au Brésil. Le Président américain, sans doute le plus redoutable et le précurseur de cette pratique nébuleuse, se distingue par son obsession pour le mensonge. Lors de son premier mandat, qui n’était qu’une ébauche de ses grands projets de démantèlement de la démocratie américaine, le Washington Post a recensé plus de 30 000 mensonges et imprécisions, soit une moyenne inédite de 21 par jour. La campagne électorale a été le théâtre d’une cascade de déclarations éhontément mensongères. Le 10 septembre 2024, Trump affronte son adversaire Kamala Harris lors d’un débat télévisé. Evoquant la menace que représenteraient les immigrés haïtiens vivant à Springfield, dans l’Ohio, il martèle : «Ils mangent les chiens, les chats et les animaux de compagnie des Américains. C’est ce qui se passe dans notre pays.» Il ira plus loin en disant que «les Mexicains sont des violeurs». Quant au chef de file de la campagne du Leave, inspiré par la stratégie victorieuse de Trump, il a fait du mensonge un programme politique. En 2016, pour convaincre les Britanniques de sortir de l’Union européenne, il déclare que les Turcs sont sur le point d’entrer dans l’Union, et que, par conséquent, seul un abandon immédiat de la construction européenne peut prémunir les Anglais contre l’invasion turque. Pour assouvir ses ambitions politiques, Boris Johnson dira aussi que la Grande-Bretagne verserait 350 millions de livres à l’Union européenne chaque semaine, et que, une fois le Leave accepté par ses concitoyens, il investira cet argent dilapidé dans la santé, avec la construction de 40 nouveaux hôpitaux d’ici 2030. Il va de soi que ces déclarations fracassantes ne résistent pas à l’évidence des faits. Mais elles ont, hélas !, la capacité d’influencer les comportements électoraux au profit des menteurs, le vote n’étant pas uniquement une affaire de raison.
La subversion du sens des mots est aussi une technique de la post-vérité. Les mots, véhicules de la pensée et formateurs de l’esprit critique, sont la cible des gouvernements dont le mensonge occupe une place fondamentale dans leur communication. Il y a une forme de retour de la «novlangue» -une langue maltraitée, mutilée et appauvrie par les entrepreneurs du chaos- dont parle George Orwell dans 1984. Aux Etats-Unis, par exemple, l’Administration Trump a décidé d’interdire tout simplement des mots indésirables (150 environ) tels que «égalité», «équité», «genre», «féminisme», «diversité», «inclusion», etc. Les chercheurs qui ont la liberté académique d’enfreindre cette règle injuste, même par mégarde, sont licenciés ou sevrés de toute subvention. Vladimir Poutine, qui accorde une place privilégiée à la langue, a interdit, de son côté, des mots comme «guerre» au sujet de l’Ukraine.
Qui plus est, la construction politique de la vérité -il s’agit, en réalité, d’une forme de constructivisme- s’attaque constamment, et avec une violence innommable, aux médias. Le travail des journalistes, qui consiste en grande partie à vérifier et à établir les faits, ne fait pas bon ménage avec la machine à mensonges qu’est devenue la communication politique. Donald Trump, par exemple, n’hésite pas à qualifier les journaux qui lui sont défavorables de «fake news media», les journalistes de «pourritures humaines» et d’«ennemis du Peuple» -encore faut-il préciser que cette terminologie est d’obédience nazie (la vermine ou Ungeziefer). Même son de cloche chez Jair Bolsonaro. Au Sénégal, depuis l’avènement de Pastef, on assiste au même scénario de musèlement d’une certaine presse, avec l’utilisation éhontée de méthodes aussi illégales que brutales. Les médias que les propagandistes du régime présentent comme soudoyés par on ne sait quels groupuscules, sont aujourd’hui à l’article de la mort.
Ousmane Sonko, l’autre virtuose du boniment
A l’instar de Donald Trump, de Jair Bolsonaro, de Viktor Orbán en Hongrie, de Vladimir Poutine en Russie, de Javier Milei en Argentine… qui ont érigé le mensonge en art de gouverner, en mode de communication officielle, Ousmane Sonko fait aussi partie des virtuoses du boniment. Ou des menteurs en série. Le leader de Pastef, qui est un saltimbanque de la politique, excelle dans la fabrique éhontée de mensonges manifestes. Il n’y a pas encore, à ce jour, un média qui a recensé ses innombrables mensonges au cours de ces dernières années. Mais l’observation des faits nous permet aisément d’en citer quelques-uns -peut-être les plus retentissants. Le 14 août 2016, lors de l’émission «Opinion» sur Walf Tv, il déclare que le pétrole a été découvert en 2000, et que les premiers contrats, «désavantageux» pour le Sénégal, ont été signés sous l’égide du Président Macky Sall, alors Directeur général de Petrosen. Pour se justifier, il dira plus tard avoir glané des informations de-ci, de-là en lisant des fragments de la presse américaine. Le 24 février 2019, et beaucoup de nos compatriotes font mine de l’oublier, Ousmane Sonko a appelé ses partisans à aller vandaliser les locaux de la Tfm, car, disait-il, ce média faisait le «sale boulot pour Macky Sall» aux fins de voler sa victoire électorale et de confisquer la volonté populaire. En campagne électorale pour les Législatives de novembre 2024, à Thiès, le 27 octobre, le chef de la révolution souverainiste a déclaré avoir trouvé, dans un compte bancaire d’un paria de l’Apr, la somme astronomique de 1000 milliards de francs Cfa. Il dira par la suite, avec une légèreté qui en dit long sur sa conception perverse de la vérité, que cette déclaration a été faite «comme ça», et aussitôt oubliée. On peut citer à l’infini les mensonges flagrants -et démentis par les faits- du meilleur Premier ministre de l’Histoire. Pour lui, la fin justifie tous les moyens mensongers, dût-il sacrifier la réputation de notre pays.
On retrouve aussi dans la communication de Ousmane Sonko et de son parti ce que l’auteur appelle les «concepts mobilisateurs», c’est-à-dire des mots forts et convaincants qui, au fond, ne veulent absolument rien dire. Les mots «rupture», «Projet» et «révolution» constituent une illustration éloquente. Ces slogans insignifiants que personne n’a défini -et que personne ne définira parce que c’est un exercice superfétatoire- ont pourtant endoctriné des millions d’électeurs, témoignant ainsi d’une puissance rhétorique impressionnante. Le parti ayant besoin autant d’adhésion que d’exclusion, les «concepts épouvantails» permettent aussi de dénigrer l’autre, de lui refuser toute forme de légitimité, de sens, de vérité, de droit de vivre, de dignité. Des qualificatifs on ne peut plus péjoratifs comme «kuluna» sont même utilisés par des élus du Peuple, pour nommer les ennemis de la révolution. Sur X (ex-Twitter), l’honorable député Salihou Ndione a qualifié les députés de l’opposition avec ce sobriquet injurieux, dans un texte en date du 18 septembre 2025.
Refuser la «novlangue» pour la démocratie
Quand les gouvernants mentent pour ne pas assumer leurs responsabilités, quand les mots sont vidés de leur substance, quand le choix électoral ne repose que sur une panoplie de mensonges, c’est la démocratie elle-même qui devient un édifice vermoulu dont le sens et l’esprit ont été corrompus par les ingénieurs du mensonge, malgré la continuité de ses institutions traditionnelles : l’organisation régulière d’élections libres et transparentes, l’indépendance des médias privés par rapport au pouvoir politique ; l’Université dont la mission centrale est la fabrique de la vérité scientifique et de sa dissémination dans le corps social ; le débat public qui doit être caractérisé par la lisibilité des exposés et la responsabilité de tous les protagonistes, etc. Chez nous, Pastef a fait du mensonge une arme politique dont l’efficacité a montré toutes ses preuves. Sur la base de carabistouilles, de faits alternatifs et de ce qu’on appelle en rhétorique l’empoisonnement du puits –c’est-à-dire jeter le doute dans l’esprit de ses partisans pour, enfin, profiter de leur défiance envers le pouvoir politique-, certains citoyens, qui pourraient même être animés par l’ambition souhaitable de sauver la démocratie, ont décidé de s’attaquer aux institutions fondatrices de celle-ci. C’est ce qui justifie, entre autres raisons, l’exigence que nous devons avoir dans notre manière d’ausculter les discours de nos gouvernants. La vigilance citoyenne reste l’unique solution face à ce nouvel âge du débat démocratique.
Enfin, nous devons être cultivés, c’est-à-dire, comme l’enseigne l’académicienne et philologue Barbara Cassin, avoir les munitions nécessaires pour juger. L’esprit critique doit toujours être de mise, pour faire face aux mensonges des pouvoirs publics, largement amplifiés par les réseaux dits sociaux et par nos «chambres d’écho». Un enseignement qui rappelle aussi celui d’un autre académicien, Amin Maalouf, lorsqu’il pense à juste titre, dans Le Dérèglement du monde, que la «culture [est] une discipline de survie», qu’elle doit être placée «au centre de notre échelle des valeurs». Il faut que nous veillions sur le sens exact des mots, en un mot.
Par Baba DIENG

