Standing ovation pour le premier film africain de la sélection du 77e Festival de Cannes : le premier film zambien jamais montré sur la Croisette, signé Rungano Niony. Oui, le cinéma africain exprime l’universel, et «On becoming a guinea fowl» en est la démonstration.

Par Jean Pierre PUSTIENNE ( Correspondance particulière) – Un demi-siècle après, Den Muso, la jeune fille répudiée du film de Souleymane Cissé (1975), est d’une certaine façon délivrée d’un mutisme imposé : un silence pensé par le grand réalisateur malien comme le plus déchirant des cris. En 2024, lui répond en guise d’écho, un insolite «cacabement» surgi des entrailles de l’Afrique australe, la Zambie plus exactement. Si on l’ignore, ce terme qualifie le cri d’alerte de la pintade, galliforme tacheté originaire d’Afrique, face à ses prédateurs de la savane. La réminiscence d’un dessin animé éducatif (Farm club) sur les mœurs du volatile a inspiré la Zambienne Rungano Niony, pour son deuxième long métrage, projeté lors du 77e Festival du cinéma de Cannes parmi les 20 films sélectionnés d’Un Certain Regard.

Ce souvenir enfantin vient expliciter son titre original, «On Becoming a guinea fowl», pouvant se traduire en français par «comment devient-on une pintade, sous-entendu sous la pression de ses prédateurs». Rungano, 42 ans, a quitté Lusaka et sa Zambie natale à l’âge de neuf ans pour le Royaume-Uni, le Pays de Galles d’abord, et Londres où elle a étudié les arts visuels. Pour autant, l’universalisme de son cinéma, 100% africain, assaisonné d’une juste dose de réalisme magique, doit tout aux racines de l’auteure.

Couronné par un Bafta -Oscar britannique-, son premier opus, intitulé Je ne suis pas une sorcière, sillonnait le terreau fertile et très universel d’ancestrales superstitions agro-pastorales.

Le deuxième demeurera le premier film zambien jamais sélectionné à Cannes au fil de 77 éditions. Il confirme de manière éclatante que, oui, le cinéma africain exprime pleinement l’universel. Sans contorsions ni emprunts à des cultures disons exotiques. Inutiles celles-ci, en réalité, pour illustrer un festival placé dès son ouverture sous l’égide, pourrait-on dire, du mouvement Me Too -Moi aussi- actif dans les milieux cinématographiques occidentaux. Sous-entendu : moi aussi je suis une victime de la prédation sexuelle masculine…

Ce «Moi aussi» pourrait résumer hâtivement l’histoire de Shula, le personnage central du drame interprété par Susan Chardy. Voici le pitch, le résumé du résumé. De retour d’une fête costumée au volant de sa Mercedes, Shula croise le cadavre de son oncle Freddy allongé sur la route. Que fait-il là, comment et pourquoi est-il mort ? Face à l’indifférence manifeste de la jeune femme, sa mère et ses tantes, ordonnatrices d’un lacrymal rite de deuil, s’indignent. Scène après scène, il va s’avérer que tonton Freddy a pas mal abusé, non seulement d’alcool, mais encore de ses nièces. Les doyennes du clan vont orchestrer une forme d’omerta, l’enjeu final se situant du côté du patrimoine du défunt Freddy. Au détriment d’une très jeune veuve, une autre Den Muso réduite à la résignation mutique. Bref, une parfaite déconstruction, sans oublier l’asservissement des nièces dans le banquet de la veillée funèbre, du «grand méchant patriarcat», tel que stigmatisé par la comédienne française Camille Cottin lors de la cérémonie d’ouverture.

Avouons que cette recension ne rend pas justice à la puissance narrative et symbolique de l’œuvre de Rungano Niony dont la projection a été saluée par une bouillante standing ovation, sous les yeux de la Marocaine Asmae El Moudir et de la Franco-Sénégalaise Maïmouna Doucouré, deux autres talents d’un cinéma africain riche d’avenir. Toutes deux jurés de la section Un Certain Regard, elles étaient comme telles tenues à une obligation de réserve. Co-président de la Caméra d’Or, le Belgo-Congolais Bajoli n’a, lui non plus, rien manqué du film. Plus présent, en 2024, à travers les différents jurys que parmi les 80 films en sélection, le cinéma africain a ainsi démontré son dynamisme et sa puissance évocatrice en 95 minutes intenses rendant visibles et audibles l’invisible et le non-dit. Un cacabement qui va au-delà de la parole libérée et qui n’a pas fini de faire parler. En 2024, un farouche cacabement, ou cri de la pintade alertant de l’approche d’un prédateur, lui fait écho depuis la Zambie, au cœur de l’Afrique australe. En 2024, ce dernier réveille un écho dans le second long métrage d’une autre cinéaste d’origine africaine.