Ballabey, un faubourg au nord de la ville aux deux gares, rebaptisé Cité Ibrahima Sarr et qui, jadis, avec la splendeur de son verdoyant environnement, faisait la fierté des Thiessois, mais aussi et surtout le charme de la métropole ouvrière, est aujourd’hui un lointain souvenir. La cité cherche sa voie. La vie de bourgeois se conjugue au passé. Les maisons qui y étaient construites respectivement en 1902, 1921 et 1928 sont en train de céder sous le poids de l’âge. Une situation qui est la conséquence de la mauvaise gestion du chemin de fer. Zoom sur cette cité centenaire laissée à elle-même.

A Thiès, les enfants des cheminots étaient jalousés, leurs parents jouissaient d’un respect aussi immense que les lignes du rail. La Cité Ibrahima Sarr, héros de la grève des cheminots de 1947 et 1948, était un cadre verdoyant qui faisait pâlir d’envie n’importe quel Thiessois. Ça c’était dans une autre vie. Aujourd’hui, ce quartier niché dans la commune de Thiès-Est et qui faisait la fierté des Thiessois, dans une ville considérée tel un don du rail, puisque choisie à l’époque coloniale pour devenir le plus important nœud ferroviaire des chemins de fer Dakar-Saint Louis, puis Dakar-Niger, tire son dernier souffle. Réduit à néant par une mauvaise politique étatique et la laborieuse gestion du chemin de fer, le premier quartier résidentiel de la Cité du Rail, Ballabey, devenue plus tard Cité Ibrahima Sarr, a complètement changé de visage. D’une cité huppée, elle est passée à quartier populaire angoissé.
Il est 11h. La cité, jadis calme et luxueuse, où sont implantés les bureaux et les ateliers de la société ferroviaire, ouvre ses portes à la circulation thiessoise. On est au cœur de la Cité du Rail. Ici, quelques arbres à l’ombre fugace sont les seuls rescapés d’un parc magnifique à l’ombre desquels ont été aménagées les villas avec leur cour, leur potager, leur jardin fleuri. La vie y était douce, sous des grands caïlcédrats, boutiques modernes, fabrique de glace. Sans oublier les vergers qui ornaient le décor. Sur place, les médecins s’occupaient de la santé des populations, les pharmacies étaient à jets de pierre.
A deux pas de la direction générale de la société Dakar-Bamako ferroviaire (ex-Transrail), les ordures chahutent le quotidien des braves ménagères qui tentent de nettoyer les alentours de leurs maisons. Au même moment, un conducteur de moto-Jakarta dépose un habitant de la cité devant sa porte. Et le redémarrage en trombe de sa moto ravive la colère de M. Mademba Ndiaye, un vieux cheminot accablé par la dureté de la retraite. Ses yeux clignant sous les rayons d’un soleil accablant et exténuant perçoivent à peine la main qu’on lui tend. Vêtu d’une tenue deux pièces, le vieux, très respectable, nostalgique, vit mal l’effervescence notée dans ce quartier jadis résidentiel. A sa suite, il fait visiter sa maison située à l’aile droite de la cité. La porte refermée, la cité retrouve son calme, et retombe dans sa léthargie. Une solitude qui fait mal à Ahmadou Sarr, président des habitants de la cité, qui attend depuis longtemps que sa cité retrouve son statut. Comme lui, la situation sociale délétère de la cité Ibrahima Sarr obsède nombre de ses collègues cheminots.
Le père de Amadou Sarr était un cousin de Ibrahima Sarr, le célèbre leader syndical qui prit la tête de la grande grève de 1947-48. Ce dernier, qui devint le premier directeur du Chemin de fer avant d’occuper le portefeuille de ministre du Travail à l’indépendance et participer à la mise en place du premier Code du travail sénégalais, porte le nom de la Cité des cadres du chemin de fer de Thiès, l’ex-cité Ballabey. Une caserne construite par l’Administration coloniale pour loger le personnel expatrié blanc de l’entreprise ferroviaire. Ce lieu de résidence des cadres de l’Administration coloniale de la société du Chemin fer était un type de cité résidentielle par excellence, conçue pour rendre agréable le séjour des colons blancs de la société ferroviaire. Ceux qui y vivaient étaient dans l’opulence totale. Ils ne payaient ni eau ni électricité. Tout y était pris en charge par l’entreprise ferroviaire. Ce sont seulement les cadres de la régie et de la Société nationale du chemin de fer (Sncf) du Sénégal qui avaient la possibilité de loger dans ce cantonnement. Cela faisait partie de la politique sociale qui avait été définie. Mais il faut noter qu’à côté de ces cadres blancs et de quelques Noirs, d’autres agents de dépannage et travailleurs de la voie, chargés des interventions rapides sur la voie ferrée entre autres, habitaient à proximité de l’entreprise. «Les familles avaient beaucoup de possibilités sur le plan déplacement et loisir. Il y avait des bus qui assuraient le transport des femmes pour le marché et les élèves, un cercle amical thiessois, un terrain de tennis, tout était mis à la disposition de ces cadres. Ils n’avaient pas besoin de sortir sauf pour aller au cinéma. Aussi, juste à la périphérie, un dispensaire qui prenait en charge les familles et les travailleurs a été implanté», se souvient M. Sarr.
Mais cette vie de luxe a commencé à s’effriter après l’accession du Sénégal à l’indépendance. Sept ans après, c’est-à-dire en 1967, l’Etat du Sénégal avait pris une décision assez complexe de dégager le maximum de cadres au niveau de la société du Chemin de fer. En effet, le président de la République d’alors, Léopold Sédar Senghor, avait demandé d’écrémer le chemin de fer avec le dégagement des cadres. Par conséquent, tous les cadres qui étaient âgés de 50 ans partaient à la retraite alors qu’ils avaient la possibilité d’aller jusqu’à 58 et même 60 ans pour ceux qui avaient des enfants mineurs. La raison de ce dégagement est simple. D’après l’Etat du Sénégal, il y avait trop de privilèges pour ces cadres du Chemin de fer. Mais il faut noter que d’après le Président Léopold Sédar Senghor, tout n’était pas mauvais au niveau de la régie. Dans son diagnostic, le Président-poète avait déclaré que «même s‘il y avait trop de privilèges dans la boîte, force est de reconnaître qu’il y a quand même de bonnes choses. Rassurez-vous, tout n’y est pas mauvais. On ne s’y est pas tout simplement croisé les bras depuis l’indépendance. On y a tenté un redressement et il y a aujourd’hui des centaines de cheminots qui sont des agents consciencieux et travailleurs. Mais il y a une situation globale dont il faut faire le bilan», avait-il dit. Les efforts pour le renouvellement du matériel étaient insuffisants, le personnel était pléthorique et «surtout âgé». Les charges de personnel absorbaient par conséquent «près de 80% du budget de la Régie». Ce qui fait que les recettes ne pouvaient être que trop faibles au regard des dépenses trop élevées. Il avait été alors décidé une réorganisation générale, administrative et technique, ainsi qu’une refonte du statut du personnel. S’y ajoutaient d’autres décisions telles que «la personnalisation de la prime de gestion de fin d’année, l’alignement des avantages sociaux sur ceux des fonctionnaires», a révélé Senghor avant de rassurer qu’il devait désormais revenir à l’Etat d’assurer le service des retraites dues aux agents, compte non tenu des mesures de mise à la retraite anticipée en 1967, 1968 et 1969. Et le président de la République de se justifier : «Les mesures que voilà sont sévères. Je suis le premier à le reconnaître. Si je les ai prises, c’est que je ne pouvais pas faire autrement.» Et d’ajouter qu’«en vérité, la lutte sur le front des établissements publics est une action décisive. Il s’agit de savoir si nous avons la volonté et la capacité de gérer nos propres affaires. Et cela, par-delà la bataille pour le socialisme, car s’il en était autrement, il n’aurait pas valu la peine de réclamer l’indépendance, puis d’être indépendants. J’ai plus que la conviction : je sais que nous avons l’intelligence et la capacité nécessaires à bien gérer nos propres affaires avec l’assistance des Nations amies. Il nous suffit de le vouloir et de nous y appliquer avec méthode».

Quartier populaire
Ainsi arrivèrent la galère les problèmes. L’appel lancé par le Président Senghor, à savoir «avoir l’intelligence et la capacité nécessaires à bien gérer nos propres affaires» n’a pas été respecté. Les premiers quartiers résidentiels de Thiès, occupés cette fois-ci par les cadres sénégalais de la Régie, commencent à se dégrader. Les habitants ne se souciaient pas de la réfection. La commune n’y intervenait pas, car c’était une propriété privée du Chemin fer. La municipalité aussi ne réagissait pas dans l’assainissement. L’entrée du réseau de même que la réhabilitation n’étaient pas prises en charge par la commune et le Chemin de fer ne continue plus à assurer. Conséquence : La voierie et les habitations ont commencé à se dégrader. Pis, la cité Ballabey a alors commencé à perdre son charme. Avec les deux privatisations, les repreneurs avaient déclaré n’avoir pas besoin de cette cité. Alors les cadres ont fini par s’y installer et c’était la bamboula. Chacun entretenait sa maison comme il le voulait. Résultat ? Ce quartier huppé qui faisait la fierté des populations thiessoises est devenu subitement populaire. Ces maisons aux murs décrépis de couleur claire d’où s‘ouvraient de vastes baies ne tiennent plus, car elles étaient construites pour le séjour prolongé du colon. Le jardin potager qui leur servait n’est plus fonctionnel et est laissé à lui-même. Aujourd’hui, c’est un vaste espace vide. Aux dernières nouvelles, cet espace avait servi de lieu où l’on gardait des pépinières d’arbres pour un éventuel reboisement. Un projet qui n’a duré que le temps d’une rose car, d’après M. Sarr, le projet n’a pas abouti. Le logement des cadres célibataires devenu entre-temps Hôtel du rail sert aujourd’hui de campus aux étudiants de l’Université de Thiès. Ainsi Ballabey, avec l’Acte 3 de la décentralisation, fait désormais partie de la commune de Thiès-Est. Un «affrètement qui n’est que de nom», selon un habitant de la localité. Dans l’anonymat, ce père de famille a précisé que leur «rattachement à la mairie de Thiès-Est n’est que de nom». Pour lui, «rien de la mairie ne nous a été alloué. Nos problèmes vont de mal en pis. Nous ne savons plus à quel saint nous vouer pour les résoudre. Des années durant, nous étions confrontés à de véritables problèmes d’eau. En attestent les manifestations d’il y a deux ans environ qui ont été organisées par les jeunes et les femmes pour dénoncer le manque du liquide précieux au niveau de ce quartier.» En effet, les périodes fastes où l’eau coulait en abondance et gratuitement du forage construit par la société du Chemin de fer devenue Transrail, puis Dakar-Bamako ferroviaire, appartiennent désormais à un passé totalement révolu. Les populations de la cité Ballabey ont longtemps broyé du noir, assoiffées qu’elles étaient. Et pour cause, la longue panne du forage qui alimentait la zone gratuitement en eau potable aujourd’hui réhabilité, avait fini d’installer tout le quartier dans une récurrente pénurie du liquide précieux pendant près d’un an. Les jeunes et femmes du quartier, ne pouvant plus supporter la situation, sont plusieurs fois sortis pour exprimer leur colère et exiger la construction d’un nouveau forage. Ce, même si depuis la panne du forage la Société nationale des eaux du Sénégal (Sones) dépêchait chaque jour une équipe sur les lieux pour approvisionner les populations en eau potable. Et Yaye Fatou Diouf, présidente de l’Association des femmes de Ballabey, rappelle : «Plus rien n’allait à la cité Ballabey. Nous avions soif. Tous nos enfants étaient finalement tombés malades à force de porter les sceaux et les bassines sur la tête. Nous n’en pouvions plus.» Ainsi longtemps, très longtemps l’eau avait cessé de couler des robinets à Ballabey. Outre ce problème d’eau devenu aujourd’hui un mauvais souvenir, un autre hante le sommeil des habitants de Ballabey. Ils assistent impuissants à l’élagage des caïlcédrats qui font partie du décor de la cité. D’après des jeunes du quartier, les arbres sont en train d’être abattus par des promoteurs qui sont soutenus par certaines autorités du quartier. Triste trajectoire.