Dans «Tirailleurs» de Mathieu Vadepied, Bamar Kane incarne le rôle du sergent Salif, un rôle qui va à l’encontre de tout ce qui peut être son rapport à la France. Au moment où le Sénégal se remémore ses martyrs de Thiaroye ce 1er décembre, ce petit fils de tirailleurs est plongé dans le souvenir de son grand-père et de son arrière-grand-père.Dans «Tirailleurs», le film de Mathieu Vadepied avec Oumar Sy en vedette, vous interprétez le rôle d’un sergent de l’Armée française. Comment est-ce que vous vous êtes préparé à ce rôle ?

Je pense qu’il y a des actrices et des acteurs qui font toute leur carrière sans avoir la chance de faire un film qui compte autant pour eux personnellement. Moi, mon grand-père et homonyme, Bamar Ndiaye, est tirailleur de la Seconde Guerre mondiale. Son père est tirailleur de la Première Guerre mondiale. J’ai plein de grands-parents ou arrière-grands-parents qui ont fait les guerres mondiales, Indochine, tout ça. Certains sont revenus, d’autres n’ont pas eu cette chance, ils y sont restés. Donc, il y avait une préparation vraiment émotionnelle pour rentrer dans le costume et dans le rôle du tirailleur.

Parce que Tirailleurs, c’est plus qu’un film, c’est un hommage. Et il fallait faire ça bien. Donc pour moi, je sais qu’il y a une préparation pratique vu que je ne suis pas de cette génération-là. Et que surtout, mes ancêtres, ceux qui sont revenus de la guerre, ma mère me le disait souvent, ils ne racontent jamais la guerre. On n’a pas d’histoires d’anciens tirailleurs qui nous racontaient la guerre. Dès lors, on lisait des livres, on regardait des documentaires. Il y avait aussi cette préparation émotionnelle que j’ai voulu faire parce qu’il y a deux cimetières de tirailleurs en France : le Tata Sénégalais de Chasselay, près de Lyon, et un autre cimetière qui se trouve près de Bordeaux. Il y a eu des massacres de troupes entières de tirailleurs. Du coup, j’ai visité ces deux cimetières-là. Et quand tu y vas et que tu vois des noms de Sénégalais, qui ont les noms de tes oncles, de tes grands-parents, qui sont enterrés au milieu de nulle part, entre 4-5 champs, là, il y a un truc qui te touche. Et ça, je l’ai fait 2-3 jours avant le tournage. Et cela m’a aidé aussi à rentrer dans le rôle. Comme certaines personnes le savent peut-être, moi, je joue le rôle du sergent Salif qui veut faire la guerre, contrairement aux deux rôles principaux, surtout celui de Bakary, joué par Oumar Sy, qui, lui, veut que son fils ne fasse pas la guerre. Et moi, je devais aussi jouer ce rôle-là, de celui qui veut faire la guerre, un rôle qui va à l’encontre aujourd’hui de tout ce que je pense et tout ce qui peut être mon rapport à la France. Donc, je devais jouer le rôle de celui qui accepte et qui approuve. Il fallait aussi que je sépare un peu la personne que je suis du rôle que je devais jouer, et aussi toute une préparation physique. Il y a également beaucoup de choses qui se mélangeaient en amont, sur le plateau de tournage et à la sortie du film. Parce que la sortie, c’était quelque chose. Tirailleurs est un film qui est allé chercher quelque chose chez beaucoup de gens, parce qu’on a énormément de récits de gens qui me disent : «Ma grand-mère n’est jamais allée dans une salle de cinéma. Pour Tirailleurs, elle est y allée.» Et aussi l’avant-première à Dakar, qui était aussi incroyable, qu’on a faite au Cinéma Pathé, parce que, du coup, tu sentais une vraie attente du public sénégalais sur une histoire qui n’a jamais été racontée, quelque chose qui est plus personnel. D’aller au Festival de Cannes, de mettre le nom de mon grand-père, Bamar Ndiaye, sur l’écran au Festival de Cannes, et de venir à Dakar, au Cinéma Pathé, et de voir sa fille dans la salle qui regarde un film qui parle de ça, pour moi, ça veut dire quelque chose. Ma carrière pourra prendre tous les tournants possibles mais, comme on dit chez nous, «soufi yemonn sakh mou nekh». C’est quelque chose qu’on ne pourra jamais enlever dans une carrière.

Et le Sénégal s’apprête à célébrer, à donner une résonance particulière aux événements de Thiaroye. Pour le petit-fils de tirailleurs que vous êtes, ça a une résonance particulière ?
Enormément. Enormément. Parce que c’est quelque chose, par exemple, qui n’a pas été abordé dans le film, car il se passe lors de la Première Guerre mondiale, pas à Thiaroye. Mais c’est vrai que ce qui s’est passé à Thiaroye est une injustice, c’est un drame, et ce sont des assassinats, des exécutions. Moi, je suis dans le terme d’exécution et je trouve qu’aujourd’hui, rétablir la mémoire et cette histoire-là qui n’est toujours pas reconnue, c’est quelque chose qui est extrêmement important. Il y a eu le film de Sembène, Camp de Thiaroye, mais depuis lors, il n’y a pas vraiment eu, dans la fiction, autre chose. Je pense que notre façon d’entretenir la mémoire n’est pas la même chez les Européens ou les Américains qui ont vraiment une mémoire des vétérans et des résistants qui est très forte. Ils aiment entretenir cette mémoire-là, et je suis très content que le Sénégal réussisse à faire pareil, non seulement avec le retour des tirailleurs il y a quelques mois après la sortie du film, qui sont revenus à la maison (Ndlr : Des tirailleurs obligés de rester en France pour continuer à percevoir leurs pensions), mais aussi pour entretenir une vraie mémoire autour de Thiaroye 44 et éduquer. Moi, j’ai fait mes études au Sénégal et dans les cours d’histoire, vu qu’on a eu comme éducation l’héritage de ce qu’ont laissé la colonisation et la collaboration, avec des programmes façonnés par des Français, on ne nous a pas assez inculqué des événements comme Thiaroye 44 et ce qu’il s’est vraiment passé. Je pense qu’aujourd’hui, le fait d’éduquer la jeunesse à ce qu’il s’est passé pour après aussi rétablir notre rapport à ce qu’est Thiaroye 44, c’est très intéressant.

Et dans «Io capitano» de Matteo Garonne, vous incarnez aussi un grand frère qui encadre de jeunes migrants. Au moment où justement il y a tous ces jeunes qui meurent dans l’océan, qu’est-ce que vous auriez envie de dire à cette jeunesse ?
Moi, je suis dans une situation particulière aujourd’hui parce que je suis un Sénégalais qui a quitté le Sénégal à 18 ans, qui est allé faire des études et qui voit tous les fantasmes qu’on peut avoir sur les gens qui sont à l’extérieur. Mon père est enseignant et donc j’entendais beaucoup d’histoires, déjà au début des années 2000, de gens qui prenaient les pirogues et qui partaient en Espagne, et on glamourisait un peu tout ça parce qu’on sait que «deuk bi dafa metti» (Ndlr : La vie est dure ici). Je me rappelle l’expression Barça ou Barsakh. Et je pense qu’il y a une vraie sensibilisation à faire aujourd’hui auprès des jeunes, et pas uniquement ce qu’on fait en leur disant «ne partez pas». Il faut essayer de leur trouver des solutions ici, parce qu’en leur disant juste «ne partez pas», on oublie que la raison pour laquelle ils partent, c’est qu’ils ne sont pas dans des conditions où ils peuvent avoir des vies décentes ici. Donc moi, je pense que la solution, au-delà de sensibiliser les jeunes à ne pas partir, c’est de leur construire un réel avenir, un réel futur chez eux, pour qu’ils puissent rester. Parce que dans tous les cas, ils continueront à partir. J’ai tourné quelque chose à New York il y a quelque temps, où j’ai eu à partir voir de la famille et voir plein de gens qui prennent beaucoup la route du Nicaragua, et c’est terrible. Il y a plein de gens qui y restent, qui sont agressés par les narcos, qui y laissent beaucoup d’argent, qui mettent leurs familles dans des positions où ils doivent envoyer énormément d’argent pour les secourir. Et les gens n’ont aucune idée des conditions déplorables dans lesquelles ils sont là-bas, parce qu’ils n’en parleront pas. Certains vont rester là sur les réseaux sociaux, se balader dans New York et montrer certaines images. Mais ils sont dans une précarité extrême. Et nous, on les voit. Cette scène-là que j’ai jouée dans Io capitano, c’était la plus légère et en même temps la plus dramatique, parce qu’elle mène à l’événement qui va suivre, où l’un des deux jeunes va se faire prendre. Et dans le film, quand on est sur le pick-up ou bien quand on est en train de tourner, au-delà des rôles principaux ou de quelques rôles, on est en train de tourner avec de vrais migrants qui sont au Maroc à ce moment-là, qui nous racontent des histoires sur les nombreuses fois où ils ont tenté l’aventure. Ils se sont fait renvoyer et plusieurs d’entre eux restent au Maroc, travaillent pour avoir un peu d’argent et retenter l’aventure. Ils vous racontent des histoires sur la Libye, et je sais que ça a été terrible pour eux. Je pense qu’il y a beaucoup de sensibilisation à faire, d’accord, mais aussi de la part de nos différents gouvernements africains, il faut qu’ils les mettent dans de bonnes conditions pour qu’ils ne pensent pas à partir.

Avant «Tirailleurs» de Mathieu Vadepied et «Io capitano» de Matteo Garonne, quel parcours vous avez eu ?
Alors moi, je suis né et j’ai grandi à Dakar. Et comme beaucoup de Sénégalais, je suis parti après mon Bac pour faire des études d’ingénieur. Donc en fait, j’ai fait un Master en ingénierie et j’ai travaillé pendant 4-5 ans. Mais à côté, quand j’ai eu mon Master, j’ai commencé à prendre des cours de théâtre jusqu’en 2018, car j’avais vraiment envie d’aller vers cette voie-là. Donc j’ai tout quitté pour me concentrer sur les métiers du cinéma, notamment l’acting. Ça a commencé par de petits rôles sur des courts métrages, sur de petites séries, de petits films. Et après, il y a eu un film comme Tirailleurs, une série Netflix qui s’appelle Le Monde de Demain. Et plus récemment, une production anglaise, une série qui se passe aux Etats-Unis, qui s’appelle Eric et qui est sur Netflix. Donc ça a été un parcours finalement assez classique. La seule particularité, c’est que je n’ai pas commencé par les métiers du cinéma. C’est une passion qui est venue après.

Et vous êtes allé d’abord vers le théâtre ?
Oui, j’ai commencé par des cours de théâtre. Quand j’ai eu mes premiers salaires de stage de fin d’études, j’avais déjà envie de faire du théâtre depuis un moment. Et là, je suis allé m’inscrire au théâtre juste pour une séance d’essai. Ça m’a beaucoup plu, donc j’ai continué à faire ça à côté de mon travail. Et c’est devenu une passion. J’ai eu la confirmation que c’est ce que je voulais faire. Quand je me tenais sur une scène de théâtre, à jouer une pièce, j’ai eu la confirmation que c’était ça. Et donc il fallait trouver un moyen de quitter mon travail et de faire en sorte d’en vivre pleinement.

Et là, c’est le cas ?
C’est un métier d’acteur, donc il y a des hauts et des bas. Et on n’est jamais tranquille sur le long terme. En tout cas, c’est sûr que depuis 2018, c’est mon activité à temps plein. D’abord comme acteur, parce que mon métier premier, c’est de jouer. Mais aussi j’écris, et donc je suis aussi scénariste à côté. Je développe des projets de fiction, soit des courts métrages ou des séries. Et je me mets doucement aussi maintenant à la réalisation.

Des planches à devant les caméras, c’est un parcours naturel normal ?
C’est un parcours naturel… En fait, ça dépend des personnalités et des envies. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui aiment beaucoup faire du théâtre. Beaucoup de gens qui sont attirés par le cinéma. Moi, je suis très attiré par les deux. On me pose souvent la question de savoir ce que je préfère entre le théâtre et le cinéma. Moi, je n’arrive pas à choisir entre les deux. Même si de façon pratique, les dernières années, j’ai fait plus de cinéma que de séries. Parce que c’est aussi matériellement ce qui m’a fait le plus vivre. Mais le théâtre, c’est vraiment un plaisir particulier, différent. Le cinéma, c’est très, très haché. On tourne, on coupe, on tourne, on coupe. Le théâtre, il y a plus cet esprit de troupe. Tu es avec d’autres gens, vous jouez tous les soirs. Vous ne jouez jamais la même chose tous les soirs. Et ce sont des sensations qui sont vraiment différentes. Je n’aime pas trop choisir entre les deux. Et j’espère d’ailleurs que je retournerai très vite sur scène parce qu’à chaque fois que je vais voir des pièces de théâtre, je suis un peu jaloux des comédiens sur scène. Parce que j’ai envie de retourner sur scène.

Vous êtes aussi réalisateur et musicien, vous avez les mêmes préoccupations au cinéma et à la musique ?
Je pense que c’est un parcours artistique. Je ne me suis jamais donné de limites par rapport à ce que j’avais envie d’explorer artistiquement. Je pense que l’art, c’est juste une méthode d’explorer tous les sujets qui me touchent, tous les sujets que j’ai envie d’explorer. Ma première passion, c’était la musique. J’ai commencé en jouant d’instruments, en faisant le beatmaker, etc. Au fur et à mesure, l’acting a pris beaucoup plus de place. Maintenant, je commence aussi à faire de la réalisation. Et en fait, ce sont les mêmes choses, ce sont les mêmes sujets que je vais exprimer via tout cela. Je pense qu’on est souvent cannibalisé par des sujets durs qu’on a envie d’aborder, au point que nous, en tant que personnes noires, en tant qu’Africains, perdions le sens premier de l’art, qui est de prendre plaisir à faire de l’art. Je pense qu’on l’oublie souvent. On me demande souvent pourquoi je joue. Je joue parce que j’ai envie de jouer. Pourquoi j’écris. J’écris parce que j’ai envie d’écrire. Après ça, ça n’a rien à voir avec les sujets que je vais aborder. Forcément, je vais écrire des choses qui touchent ma communauté. Mais je le fais parce que j’en ai envie. Je pense que ça aussi, c’est une façon de reprendre le pouvoir, parce qu’aussi, de la part de certaines structures, surtout des structures qui viennent de l’extérieur, elles ne nous permettent pas de parler de notre art tant qu’on ne va pas parler de sujets qui tournent autour de choses traumatiques. Alors qu’il y a de belles histoires qui peuvent être racontées ici, qui n’ont absolument rien à voir avec les traumas.

Il y a encore de la beauté dans le monde.
Il y a encore de la beauté dans le monde. Il y a encore de la beauté dans le Sénégal. Moi, j’ai grandi, certes, avec des situations dures autour de moi. Mais aussi, il y a énormément de situations dans lesquelles j’ai grandi qui sont juste des situations du quotidien qu’on a envie d’aborder. Tout n’est pas trauma. Et je pense qu’on gagnerait aussi à raconter toutes ces histoires-là, pour ne pas uniquement raconter des histoires africaines qui tournent autour d’histoires des Européens, de traumas créés par des gens qui viennent de l’extérieur. Ça, je trouve que c’est extrêmement bien.

Les séries sénégalaises, quel regard jetez vous sur cet écosystème qui est en train de se mettre en place ?
On a grandi ici avec pas autant de séries que ça. Je me rappelle qu’on avait juste des théâtres, qu’on appelle des théâtres, alors qu’en vrai c’étaient des téléfilms du mardi et quelques petits sketchs, comme Gorgorlou, etc. Donc, je vois ce qui est en train de se faire depuis 10 ans à peu près avec Marodi, Evenprod, etc. Je sais que moi, j’étais très fan de séries comme Golden, Karma. Ma mère est toujours sur sa tablette en train de regarder des séries comme Yaye 2.0, etc. Donc je trouve qu’on gagne en qualité. Et je pense qu’on peut faire encore plus de qualité avec la formation d’actrices et d’acteurs, de scénaristes, d’équipes techniques. Je trouve que tout ça est en train de se mettre en place. Ces séries sont extrêmement populaires à l’extérieur, et pas que pour les populations sénégalaises qui sont à l’extérieur. Aussi il y a beaucoup de personnes qui viennent d’Afrique qui me parlent de ces séries sénégalaises-là. Je me rappelle que quand on grandissait, c’étaient les séries burkinabè qui prenaient tout. Maintenant ça s’est un peu équilibré, on est un peu en fight. En tout cas, je suis très content aujourd’hui de la série sénégalaise, de ce qu’elle est en train de faire. Je pense que ça monte en gamme. Et des festivals comme Dakar Séries aujourd’hui, c’est extrêmement important, parce qu’on peut aussi confronter la création sénégalaise à la création francophone, qui se fait ailleurs en Afrique, mais aussi à la création anglophone qui est beaucoup plus avancée des fois techniquement, ce qui se fait au Kenya, en Afrique du Sud, etc. Et le fait qu’on regarde ces séries-là aussi et qu’il y ait des festivals qui permettent de faire un échange, ça nous permet de voir ce qui se fait à l’extérieur, que ce soit en Afrique ou même en Europe et dans le monde, parce qu’on vit aujourd’hui dans un monde globalisé et que des gens de ma génération ont des références qui sont européennes, américaines, coréennes, qui viennent de partout, et si on mélange tout ça, je pense qu’on peut garder vraiment dans la création un socle sénégalais, avec des histoires sénégalaises, mais s’inspirer techniquement ou bien dans les histoires de ce qui se fait ailleurs. Et je pense que c’est ce qui est en train d’être fait aujourd’hui, donc c’est magnifique.