Horizon – Papa Ibnou Sarr, écrivain, sur l’héritage de Thione Ballago : «Waly Seck ne doit pas faire comme son père…»

Papa Ibnou Sarr, conseiller aux Affaires culturelles, écrivain, historien et auteur du livre de poésie «Rêveries sur les Iles de la Lune», publié par les Nouvelles éditions africaines du Sénégal, nous parle de cet ouvrage à travers cet entretien. Il évoque aussi le rappel à Dieu du chanteur-compositeur, Thione Ballago Seck, arraché à l’affection des siens il y a quelques jours. Tout en s’inclinant devant sa mémoire, le natif de Saint-Louis a aussi abordé la question de l’héritage de cet artiste, en lançant un appel à son fils, Waly Seck, et à la jeune génération. Comment avez-vous appris le décès de Thione Seck ?
J’ai appris la nouvelle au téléphone. C’est ma nièce qui m’en a informé. J’étais consterné. C’était un homme bon et généreux. Un excellent musicien. Je saisis cette opportunité pour présenter mes condoléances à sa famille, à ses proches, ses fans et aux acteurs de tous les métiers de la culture. Je l’ai connu au ministère de la Culture du temps où j’étais le Conseiller technique numéro 1 des ministres de la Culture, feue Madame Coura Ba Thiam et Abdoulaye Elimane Kane. Je le recevais pour voir les ministres.
Que retenez-vous de ses chansons ? Est-ce qu’on peut les assimiler à de la poésie ?
De belles chansons très instructives. D’une forte charge morale. Oui, on peut les assimiler à de la poésie. Mais juste à la périphérie.
Que doivent faire son fils Waly Seck et les jeunes musiciens pour entretenir son héritage ?
Un héritage très riche, résultat de longues années de travail et d’efforts consentis. Pour Waly Seck et les jeunes musiciens, il faudra, je pense, aller au-delà de l’héritage, s’en inspirer et viser l’excellence. C’est la meilleure perspective pour les jeunes. S’appuyer sur la recherche et leur background culturel. Ils devront marquer leur époque selon leur propre talent au risque de s’enliser dans les marécages de la médiocrité.
Waly est très jeune. Il fut longtemps couvé par son père. Il a la voix de son père. Il ne doit pas faire comme son père, mais il sera toujours le fils de son père. Difficile ! La relation est très forte. Cela rappelle la relation Fela, Femi Kuti et le fils de ce dernier Made Kuti, petit-fils du premier. Le riche répertoire de son père peut l’aider à mieux asseoir son talent, tout en y mettant du sien.
Parlez-nous de votre recueil Rêveries sur les Iles de la Lune !
Les premiers poèmes de ce recueil sont conçus au mois de Ramadan, aux Iles Comores, lors d’un séjour d’une quarantaine de jours. Les Iles de la Lune est le nom arabe des Iles Comores. Sur le balcon de la résidence de mon épouse, à Moroni, la capitale, je contemplais tous les matins les contours du volcan Karthala. Une contemplation qui appelle à la méditation, à la rêverie, au songe, au conte. Il y a une prépondérance et une forte présence de l’eau dans ce recueil. Ex : le Niger, le Nil, le Gange, la Mer morte (en voie de disparition), le filet d’eau qu’est devenu le Jourdain, le Sénégal, l’Océan indien et l’Océan atlantique. Un clin d’œil à tous les génies et peuples de l’eau. Le premier poème décrit un état angoissant, Cauchemars, et le dernier est une interrogation What is Africa to me ?, un poème très engagé dont le titre est emprunté au poète africain américain Countee Cullen. Constellation et Peule revisitent Léopold Sédar Senghor : «Ma négresse Bambara couleur de lamantin pleureur
Aux yeux errant sur l’infini mâle
Femme lune de mes nuits aux mille étoiles
Goutte sur toi la rosée du matin mandingue». Et plus loin dans Peule : «Tu portais la nuit noire belle des forêts du Congo
Noire et mystérieuse des Fulanis-des-terres-insoumis
Que ne suis-je Fulani-Peul pour percer ces mystères
M’abreuver au lait de ton sourire au miel de tes pleurs ?»
Le poème L’exil évoque l’émigration : «L’onde sanglotait au pied du rocher
Désespérée de l’impossible retour
Désespérant de rejoindre l’autre rive».
Qu’est-ce que vous voulez dire à travers Cauchemars et Ramadan blues, deux poèmes contenus dans votre livre ?
Nous avons tous fait des cauchemars à un moment ou à un autre. Cauchemars nous plonge dans un état irréel qui nous dévaste, le temps d’un sommeil profond : «Ils marquent leur parfum
Sur des espaces mouvants
Sur des espaces fluides». L’espace et le temps ne sont plus. De la détresse de Roncevaux, vous vous heurtez à la rage de Dékheulé. «Destriers dévastés décharnés
Dékheulé sur Roncevaux
Tempête dans le puits de Kalome» (puits traditionnel à Ndande où vivrait un grand serpent mythique, totem de la ville).
«Tourbillons de totems déracinant les fondements de Morphée»
Vous êtes seul dans le «ventre» du cauchemar. Vous vous agitez pour vous débarrasser des monstres qui vous assaillent : licornes uni jambes ; anacondas ; monstres ailés ; babouins aux yeux verts de mystère ; sauriens.
Cauchemars est une toile où sont peints, je dirai plutôt où sont versés des peurs et des colères, des frustrations et des échecs dans la solitude de la nuit. Nous crions pour nous échapper, mais nous devenons aphones :
«Gorges déchirées par des silences tranchants de silex
Cris stridents de sauriens en furie
Percent en éclats la peau des cauchemars».
Les cauchemars peuvent se répéter jusqu’au lever du jour, la délivrance par un Malaise, titre du poème suivant.
Ramadan blues est un poème très court, soufflé dans un état de spleen et de blues, qui décrit un jour de jeûne, à ses dernières heures quand aucune pensée constructive n’habite le jeûneur. Tout son esprit est tendu vers cette fin de Ramadan, la quête du Paradis.
Dans un des poèmes de ce livre, Mon pays, vous semblez être critique en disant «Mon pays à tête de lion éclatée». Votre commentaire ?
Quand vous êtes à des milliers de km, vous avez, je ne dirai pas assez de recul, mais vous débordez de recul pour penser à votre pays, assis sur l’île, loin, en face des sommets d’un volcan ou sur le sable fin d’une plage aux eaux, couleur de jade, et vous dites : «Ce soir je pense à mon pays.» Bien sûr, avec objectivité, assis sur mes certitudes de citoyen et d’écrivain.
Sur les cartes, le Sénégal a la forme d’une tête de lion. «Eclatée» parce qu’elle est en phase finale de décomposition ou de déconstruction. C’est un pays désarticulé par un Peuple à la quête de ses émotions, ses valeurs et ses repères perdus, enfouis dans la vase. Déconstruction ou décomposition des mentalités et des comportements. Nous devons recomposer et reconstruire.
«J’aime mon pays
Quand les crapauds coassent cru
A l’approche de nouvelles sinécures»
… «J’aime mon pays de fous
Quand les corbeaux dodus croassent la joie»
Plus loin je précise :
«J’aime mon pays de rupture
Qui tangue sur les eaux du ciel».
La rupture annoncerait le début de la reconstruction. Nous sommes dans cette période. Ne nous trompons pas de pays ! Enfin, je termine par :
«J’adore mon pays aux instants de fin de jeûne
Quand la rue jeune désaltère ses hôtes d’un instant». Il est encore question de Ramadan, mois de solidarité, de pardon et de dévotion.
Parlez-nous de Lui (Psl). Qui semble parler du Prophète Mohamed (Psl)…
C’est un cri de détresse adressé au prophète Mouhamed, à Lui (Psl), pour un monde dans la dérive, habillé de violence et de terreur :
Ce poème commence par :
«Quand le soleil sera à mes pieds
Je porterai la nuit sur mes épaules
La lune noire de mon cerveau a éteint mes idées» et se termine par cette note toujours de tristesse :
«Le soleil s’agite à mes pieds
La lune pleure sur mes épaules
Et je pleure pour Lui (Psl)».
«Je pleure pour lui
Lui nous a fait rêver
Les autres surexcités
Déversent des cauchemars dans nos cités»
…. «Je pleure pour ce glas fou
Qui sonne la mort de nos rêves».
Parlez-nous de l’évolution de la poésie au Sénégal !
La poésie est un art majeur. Contrairement aux autres genres littéraires, il est inaccessible au grand nombre. Il lui faut de l’image, du rythme de la musique et … un souffle divin. Nous sommes un Peuple de poètes par notre environnement et notre histoire. Depuis la génération de Birago Diop, de Senghor …, la poésie balbutie, animée par un petit nombre. Nous écrivons de très belles choses sans pour autant être des poètes.
La poésie fait-elle vivre le poète ?
Non, peut-être ailleurs, mais pas ici. Les gens aiment la poésie, mais ils ne vont pas acheter pour lire. Ils ont d’autres priorités.
Parlez-nous de vos projets !
Je suis en train d’écrire un long poème et un roman. J’espère les terminer bientôt, les publier et les soumettre au journal Le Quotidien, que je remercie pour sa disponibilité et l’intérêt qu’il porte à la littérature sénégalaise.