Un ami, Omar Sadiakhou (assistant de recherches chez Usaid/Agfp et étudiant en Master 2 Droit public général à l’Ugb) disait que, au fond, Diouf n’a pas écrit des Mémoires, mais une leçon de vie. Grande vérité ! Ces leçons, fussent-elles d’accusations et d’ingratitudes, constituent une mine d’informations pour toutes les générations. Pour ma part, je me suis particulièrement penché sur les sujets importants qu’il a abordés dans le livre : la crise de 1962 ; les coulisses de son arrivée au pouvoir avec le fameux article 35 ; la Casamance ; le coup d’Etat manqué de 1988 ; les affrontements violents contre la Mauritanie de 1989 ; le projet raté de la Sénégambie ; la gestion «catastrophique» du Parti socialiste avec l’émergence des dissidents ; sa relation particulière avec Léopold Sédar Senghor, son maître, et la désenghorisation ; les politiques d’ajustement structurel et la dévaluation du franc Cfa en 1994 ; sur l’arrivée de Habré au Sénégal ; le déroulement du scrutin présidentiel de 2000 et son départ du pouvoir.

Il faut se réjouir qu’il ait écrit ce livre-mémoires après s’être terré pendant des années. Pour avoir glané une immense expérience en plus de quatre décennies, ses écrits peuvent être intéressants. Moi qui suis né après l’Alternance de 2000, en le lisant, je suis plongé dans la trajectoire politique et historique de mon pays avec la réticence (ou la circonspection) en bandoulière.

En lisant les Mémoires (Paris, Seuil, octobre 2014) de Diouf, l’on est d’abord attiré et séduit par la qualité de son écriture. C’est ma première remarque, et la première bonne nouvelle. De courte durée, hélas. Il écrit merveilleusement bien. Avec une vaste culture politique, historique et littéraire. Et pour cause. Le brillant fonctionnaire s’est abreuvé de sagesse dans sa tenue de chef d’Etat. La pédagogie du poète-Président, son mentor de toujours, déteint sur sa belle plume : la rigueur dans la simplicité.

Toujours est-il que des accusations ont été portées à l’endroit de quelques-uns de ses collaborateurs : il a accusé le Pr Iba Der Thiam de s’être opposé au recrutement à l’université du Pr Abdoulaye Bathily après que celui-ci eut soutenu sa thèse de doctorat. Cette accusation qu’il a portée contre le Pr Iba Der Thiam, loin d’être une peccadille, est très grave. Heureusement que celui-ci, avant sa mort, a démenti les faits à l’occasion d’une émission télévisée. C’est une lapalissade de dire que cet éminent historien fut, aux dépens même de sa carrière universitaire, un syndicaliste opiniâtre et courageux, qui a toujours défendu les enseignants. Cette accusation peut vachement écorcher son image, ce qui est regrettable.

Me Mbaye Jacques Diop, baron du Parti socialiste, lui, est accusé de trahison et de transhumance durant l’entre-deux tours au profit de Me Abdoulaye Wade ; Cheikh Fall, ancien directeur d’Air Afrique, est désigné pour avoir comploté, avec un marabout dont le nom est tu, contre Senghor. Pourquoi a-t-il décidé de ne pas mentionner le nom de ce marabout qu’il dit connaître ? Voyons !…
Il s’est aussi lancé, dans le récit, à narrer des histoires inutiles et puériles. Comme celle afférente, dans son bureau, à la bagarre entre Moustapha Niasse et Djibo Kâ. Pour des raisons qu’il expliquera doucereusement plus tard dans le livre, ces deux personnalités de l’Etat et du parti se sont violemment donné des coups de poing. Du même acabit, les anecdotes de sa femme et celle de l’ancien ministre des Finances, Boubacar Ba, sont des peccadilles. D’aucuns y verront une manière de décrédibiliser celui qui fut son plus redoutable adversaire pour succéder à Senghor. Ce puissant ministre des Finances, qui fut d’ailleurs le premier Sénégalais de souche à occuper ce poste si stratégique depuis les indépendances, était très bien parti pour remplacer l’académicien. Diouf, en bon tacticien et magouilleur, réussira à le défenestrer, sur fond d’accusations d’insubordination et d’irrévérence envers son autorité.
Boubacar Ba, puissant ministre des Finances, fut un cauchemar pour Diouf. Voilà la réalité. Avec Adrien Senghor (qui fut le candidat de cœur de l’académicien, selon Ahmed Khalifa Niasse, dans Le marabout et les politiques, Dakar, L’Harmattan, 2021), il fut un sérieux prétendant pour la succession du poète-Président. Celui-ci, pendant un bon moment, a hésité dans son choix. Diouf, entre-temps, s’est donné tous les moyens pour défenestrer son concurrent. Pour justifier sa forfaiture, il soutient que la femme de ce dernier, au moment d’une tournée en Casamance, s’est mesurée à la reine Elisabeth (sa femme). Première faute inexpiable. Puis Boubacar Ba, lui-même, s’est invité à la défiance. La légèreté des arguments qu’il a avancés va de soi.

Le cas Jean Collin, qui fut son sbire de premier plan, est intéressant. C’est ce haut fonctionnaire qui essarta la route pour l’installer définitivement au pouvoir, dans les années 1980. Pour justifier le congédiement de celui-ci, il soutient avoir remarqué des comportements bizarres de sa part, comme ses pérégrinations. Il va plus loin, et pire, en racontant que c’est Senghor qui lui a dit que Collin est un «bandit». Comment le poète-Président pouvait-il confier sa nièce à un bandit ? Etrange manière, en tout cas, de rendre hommage à quelqu’un qui lui a tout donné.

Pour comprendre son ingratitude, en traitant Collin ainsi, il faut se souvenir de ce que celui-ci a fait pour lui. Diouf est arrivé au pouvoir sans ailes et sans assises, illégitime. Les barons du Parti socialiste, qui étaient plus mûrs politiquement, étaient prêts à tout pour l’éconduire, car son choix fut contesté par l’écrasante majorité. N’eussent été les magouilles concoctées par ce haut fonctionnaire, Diouf allait être bouffé d’une seule traite par les dissidents de son parti-Etat. C’est Collin qui tailla l’habit de chef d’Etat pour le président de l’article 35.

L’écriture des Mémoires -qui constituent un document historique fondamental- doit se garder de certaines frivolités et espiègleries de mauvais goût. C’est un travail délicat. En lisant Diouf, on a une étrange impression qu’il veut conduire quelques-uns au bûcher, et se créer une image d’immaculé, de saint. Son récit, et cela va sans dire, est une manière de se glorifier, de se présenter comme quelqu’un qui, malgré les difficultés, a toujours agi sans reproche, tel un démiurge. La gestion du pays par Diouf, pour des raisons assez évidentes, n’a pas été des meilleures. Elle a été bardée d’incohérences, de stagnation, de déconfitures.

«Ecrire, écrit-il, enfin, c’est se jeter dans le vide, et pour ma part, je le dis en toute modestie, avec en bandoulière la fidélité et l’exactitude des faits relatés» (p.377). Ecrire, c’est aussi, comme en politique, une arme pour régler des comptes, et se donner bonne figure. Mais l’Histoire, grande correctrice, notera et classifiera tous les écrits de tout auteur, fût-il un ancien chef d’Etat.
Baba DIENG
Etudiant en Science
politique, Université Gaston Berger de Saint-Louis, UGB.