Une amie d’amis, ouest-africaine, a dit récemment du Sénégal à propos des dernières émeutes : «Si ce pays en est là, c’est qu’il n’y a plus rien à attendre de l’Afrique.» Le Sénégal est un grand pays. Nous avons toujours illuminé le chemin du continent par la culture et les humanités. Ce statut est gage de fierté, mais appelle aussi à une exigence dans la préservation de la paix et la poursuite du chemin vers l’universel.
Notre histoire et notre géographie font de nous un pays d’exception. Les Sénégalais, par conséquent, doivent se ressaisir, car le spectacle d’effondrement moral que nous offrons ne nous honore pas. Le Sénégal contemporain est le legs de plusieurs générations de monuments, qui ont bâti ce pays dans le sang, la sueur et le culte du dépassement de soi, au profit de quelque chose qui nous dépasse. Quel pays au monde peut se vanter d’avoir eu une opposition entre deux figures intellectuelles et politiques, Senghor et Cheikh Anta, qui ont chacune atteint l’universel ? A l’indépendance nous avons eu le plus grand Président d’Afrique. Il était issu, ainsi que le rappelle souvent mon ami le poète Hamidou Sall, d’une minorité ethnique et religieuse, mais a dirigé notre pays pendant vingt-ans avec le soutien des plus grandes confréries musulmanes. Amadou Lamine Sall, poète de la possession, disait : «Notre pays a été créé par un poète. Ça laisse des traces.» Relisons Malraux, qui dit en 1966, à Dakar, lors du premier Festival mondial des Arts nègres : «Nous voici donc dans l’Histoire. Pour la première fois, un chef d’Etat prend dans ses mains périssables le destin spirituel d’un continent. Jamais il n’était arrivé, ni en Europe, ni en Asie, ni en Amérique, qu’un chef d’Etat dise de l’avenir de l’esprit : nous allons, ensemble, tenter de le fixer.»
Pays de lettrés, de personnes raffinées, de gens civilisés, d’hommes et de femmes d’ouverture et de tolérance, le Sénégal est connu pour son art de vivre qu’il a enveloppé dans ce mot délicat qu’est Teranga. Ils sont nombreux, les hommes d’Etat, officiers et penseurs d’autres pays à avoir fait leurs humanités entre le Prytanée militaire et l’université de Dakar. Quand un politique, un intellectuel ou un artiste engagé fuyait la persécution dans son pays, il venait se réfugier dans la chaleur de Dakar. Ce pays, qui offre eau et nourriture au visiteur avant de lui demander son patronyme, ne peut avoir comme propos pour les étrangers «Dégage». Nous sommes la Nation qui a donné gîte, couvert et scolarité à une génération d’Haïtiens quand leur pays a failli être rayé de la carte du monde par le séisme de 2010.
Nous sommes le pays du Festival mondial des arts nègres, tenu six ans après l’indépendance, et qui demeure la plus grande manifestation culturelle jamais organisée en Afrique.
Nous sommes, par le dialogue islamo-chrétien érigé au rang d’art de vivre, le pays qui détient la réponse aux crises religieuses qui sévissent dans le monde. Nous sommes l’allié le plus constant du Peuple palestinien alors qu’Israël a une ambassade à Dakar. Joal-Fadhiouth, Poponguine, Cabrousse ; Gaston Berger, le couple Lemoine, Abbé Jacques Seck ; notre cousinage à plaisanterie, notre laïcité ouverte sont autant de solutions symboliques et matérielles aux convulsions identitaires du monde. Il faut aller au Nigeria et voir la place qu’y occupe la figure de Baye Niass pour davantage se convaincre de l’importance de notre pays en matière d’Islam des lumières, tolérant et empreint de la mystique du savoir.
Aujourd’hui la République, la Nation et l’Etat sont victimes de diverses menaces. L’hiver est là, porteur de nuages de doutes pour le Sénégal. Les discours violents et arides d’idées foisonnent menaçant de saper la concorde nationale. Il faut faire face aux entrepreneurs de l’identité étriquée par un sursaut républicain afin de préserver la Nation ; cette Nation qui sacralise les savants et élève la culture au rang de priorité. C’est par la culture que bat le cœur de notre Nation. Avec l’éducation, elle est la deuxième mamelle de notre grande histoire. Le seul fait d’être contemporain de cette période d’abaissement national nous rend coupable, tellement notre pays est devenu banal. Mais je ne veux pas totalement désespérer de ce grand pays. Je souhaite qu’émergent à nouveau les bâtisseurs d’une humanité réinventée et ouverte aux murmures féconds et fertiles du monde. Il nous faut achever ce cycle et rendre au Sénégal sa grandeur, sa flamme qui illumine l’Afrique.
Par les ancêtres qui habitent la cour du roi d’Oussouye ; par Notre-Dame de la Délivrande, que notre pays se ressaisisse et renoue avec son glorieux passé ! Car «nous sommes le pays de Dieu», comme me le soufflait élégamment mon ami Abdoul Aziz Diop, pour conclure notre dernière conversation.