Avec une seule petite photo au départ, Asmae El Moudir a réussi à restituer et à raconter une histoire occultée du Maroc, les «émeutes du pain» à Casablanca, réprimées dans le sang en juin 1981 par le régime autoritaire de Hassan II. Pour son audace formelle, la jeune réalisatrice marocaine a été récompensée du prix de la mise en scène et du meilleur documentaire au Festival de Cannes. Elle est aussi la première Marocaine à remporter l’Etoile d’or au Festival de Marrakech et a été «shortlistée» aux Oscars dans la catégorie Meilleur film en langue étrangère. La Mère de tous les mensonges sort ce mercredi 28 février dans les salles en France.

Au début, le film s’in­titule Kadib Abyad, signifiant «mensonge blanc» et en français, La Mère de tous les mensonges. «Depuis mes courts métrages, j’aime bien avoir ce décalage entre le titre original et sa traduction, pour ne pas tomber sur la traduction directe. J’aime bien que le nom arabe corresponde à la culture arabe et le nom français à la belle littérature française.»

«Ce manque d’images»
Quand Asmae El Moudir aide ses parents à déménager de leur maison familiale à Casablanca, elle tombe sur une photo qui renvoie à de nombreux secrets. L’image a toujours joué un très grand rôle dans la vie de la réalisatrice : «Parce qu’il y avait ce manque d’images. Dans le film, on part avec une photo et on finit avec 500 heures de rushes. C’est comme ma vie. Je fais partie de la génération 1990. A l’enfance, il n’y avait pas Internet. Vers l’an 2000, c’est devenu accessible au Maroc, dans les quartiers populaires. Je fais partie de la génération qui a profité de cette époque d’imagination, parce qu’il n’y avait tellement rien qu’on était toujours en train d’imaginer les choses. Pour moi, l’Internet a tout détruit, notre belle imagination. Aujourd’hui, on ne peut même pas imaginer quelque chose, parce qu’on dit tout de suite : «Google, aide-nous !» Le film est fait avec la première partie de moi, pas avec la deuxième partie.»

Mais comment percer le mystère ? Comment aborder les ombres du passé ? Comment faire parler des personnes qui ont forgé leur identité à partir du secret ? La réalisatrice décide d’enclencher une enquête donnant la parole à des personnages transformés en figurines en terre glaise. Et le quartier où ont eu lieu tous les mensonges et crimes est également ressuscité en miniature.

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«Mon père est un artiste-bohémien. Il a toujours travaillé avec ses propres mains, il n’est jamais allé à l’école. Peut-être que j’ai puisé mon côté artistique chez lui. Quand j’étais petite, il m’a fait de petites maisons où je pouvais être dedans. Finalement, on est revenu à ça. Nous avons eu un petit blocage par rapport à comment raconter l’histoire dans ces décors petits, donc non accessibles. Mais l’idée était de revenir à ce regard naïf de la petite fille de douze ans qui est moi.»

«Tisser les liens entre le personnel et l’irrationnel»
Ce dispositif technique cinématographique unique est la clé de ce «film-maquette» très déroutant. Les spectateurs sont secoués entre la réalité documentaire de la terreur et la poésie fictionnelle de la mise en scène. «L’idée est arrivée aussi d’un manque. L’idée était de trouver un dispositif qui m’aide à tisser les liens entre le personnel et l’irrationnel, sans sortir de la forme. Prendre le spectateur à la main, de la première image jusqu’à la fin. Cela a pris beaucoup de temps. Donc, je prends le temps de créer mes propres archives, pour arriver à la fin dans mon laboratoire où j’ai ramené tous mes personnages. C’est à ce moment-là que je commence à exploiter une nouvelle forme, un format hybride dans la forme, mais aussi une manière. J’étais forcée de chercher un dispositif pareil, parce que mes personnages ne pouvaient pas parler dans des lieux où ils vivent. Pour eux, «les murs ont des oreilles». Ils pensent toujours que si on parle de notre passé, c’est quelque chose qui va faire mal à un autre. Alors je leur prouve dans ce film que nous sommes aujourd’hui dans un nouveau Maroc, on peut parler de notre passé, on peut parler librement, parler de ce qui s’est passé. C’est notre passé. Moi, j’aime cette forme éclatée, libre, survolée, avec des matériaux de la fiction…»

Parler de ce qui s’est passé en juin 1981 au Maroc reste jusqu’à aujourd’hui une épreuve. Asmae El Moudir est née en 1990 dans l’un des quartiers de Casablanca où les émeutes menées par les syndicats contre l’explosion du prix de la farine avaient eu lieu. Une voisine a été tuée de deux balles dans la nuque, d’autres parlent de «massacre», de «boucherie», avec des centaines de morts et de gens torturés.

«Tout ce qu’on raconte dans ce film est réel. Et c’est tellement dur qu’il ne fallait pas le raconter… Il fallait travailler un processus, qui fait partie du film, pour ne pas être aussi choquant que ce qu’on va raconter. Ce qu’on raconte, ce n’est pas quelque chose de nouveau. Tout le monde sait qu’il y avait cet évènement. Comme tous les pays, nous avons un passé et on se réapproprie ce passé…»

«Mon Maroc à moi, aujourd’hui, je sens une certaine liberté»
La Mère de tous les mensonges ambitionne de retrouver les pièces manquantes d’une histoire familiale pour se réconcilier avec le passé enfoui de son pays. Dans cette constellation familiale, Asmae garde le rôle du chef d’orchestre, mais elle a réussi l’exploit de faire collaborer toute sa famille : le père fabrique les personnages et reconstitue les maisonnettes, la mère coud les habits des figurines et la grand-mère incarne le passé refoulé. Cette dernière est décrite par tout le monde comme une «dictatrice» qui contrôle tout, fait peur à tout le monde et espionne les voisins. Malgré cela, «ma grand-mère et moi, c’est une très belle relation. C’est une autre génération, et je respecte sa génération. C’est quelqu’un qui ne pouvait pas changer tout d’un coup, parce qu’elle avait vécu dans un Maroc qui n’est pas mon Maroc. Mon Maroc à moi, aujourd’hui, je sens une certaine liberté avec l’expression artistique. Un réalisateur, c’est quelqu’un qui cherche la forme, qui cherche comment raconter l’histoire qui a déjà été racontée. J’avais commencé avec de vrais caractères et j’ai fini par une caractérisation à moi, comme dans une fiction. J’adore exploiter la réalité avec ma part de fiction».