Le Dr Seydou Badian Kouyaté était un sage. J’ai eu le privilège de le connaître au début des années 1990 quand il venait fréquemment rendre visite au Roi Hassan II. Le célèbre écrivain avait plusieurs amis parmi les personnalités politiques, et il visitait souvent la famille de son «aîné» Sékou Touré, exilée au Maroc.
A cette époque, Seydou Badian avait «presque» mis un terme à une longue carrière de conseiller de chef d’Etat. Il a été plusieurs fois ministre de Modibo Keïta, le père de l’indépendance du Mali, puis arrêté lors du coup d’Etat du 19 novembre 1968.
Seydou Badian a été libéré sept ans plus tard grâce aux interventions du Roi Hassan II, des Présidents Sékou Touré et Léopold Sédar Senghor et de nombreux intellectuels de gauche, et il s’est exilé au Sénégal. Ensuite, Seydou Badian a connu une longue carrière de conseiller diplomatique et politique auprès des Présidents Sédar Senghor (Sénégal), Félix Houphouët-Boigny (Côte d’Ivoire), Sékou Touré (Guinée Conakry) et Denis Sassou Nguesso (Congo-Brazzaville).
Le Dr Seydou Badian s’est éteint à l’âge de 90 ans, le 28 décembre 2018, à Bamako : L’écrivain panafricaniste et homme politique est connu par ses deux célèbres œuvres, Les dirigeants africains face à leurs peuples, Essai (1965), qui a obtenu le Grand prix littéraire d’Afrique noire, et Sous l’orage, roman, suivi de La mort de Chaka, pièce en cinq tableaux (1957) qui est au programme de collèges et lycées dans plusieurs pays francophones. Seydou Badian Kouyaté a été sacré lauréat du Grand prix des mécènes pour l’ensemble de sa production bibliographique (2017).
Le Dr Seydou Badian Kouyaté était un témoin de l’histoire, celle de l’Afrique coloniale, de la décolonisation, un militant de l’Union soudanaise-Rassemblement démocratique africain (Us-Rda), un critique des indépendances de façade, des dictatures, des multipartismes, de la mauvaise gouvernance, des rebellions, des coups d’Etat et des élections truquées. L’homme politique malien était aussi le camarade politique, ami fidèle et vrai du Président Modibo Keïta, et celui qui a écrit les paroles de l’hymne national de la République du Mali.
C’était un privilège et un plaisir de rencontrer régulièrement l’écrivain et l’homme politique Seydou Badian. Il partageait volontiers des souvenirs et des anecdotes de l’Afrique qu’il aimait. On s’entretenait jusqu’à une heure avancée de la nuit, dans le salon de son modeste appartement du boulevard Mohammed V à Casablanca. J’étais journaliste et responsable des relations publiques chez l’agence FP7 McCann, il y a bien longtemps.
En écoutant le sage Seydou Badian, je posais toutes les questions qui me préoccupaient sur l’Afrique, la politique, les chefs d’Etat, les écrivains de la négritude et ses anciens camarades de la lutte anticoloniale, sans jamais me lasser de ses réponses.
Une fois, l’écrivain Seydou Badian m’avait fait cet aveu au sujet de ses amitiés : «Pour moi, c’était compliqué d’être à la fois l’ami du Senghor et de Cheikh Anta Diop.» Il a été un médiateur entre le Président sénégalais et son principal opposant pendant ses années d’exil à Dakar. Cheikh Anta Diop est alors Professeur à l’Université de Dakar, mais il subit des mauvais traitements de l’Administration publique. Et Seydou Badian m’avait confié que le célèbre anthropologue le taquinait souvent en disant : «Dis à ton copain Senghor d’arrêter de me persécuter !»
Toutefois, l’écrivain m’avait exprimé ses regrets face à son embarras, soulignant que «ça faisait mal de voir Cheikh Anta Diop travailler dans de mauvaises conditions à l’Université de Dakar alors qu’il était un savant exceptionnel… C’était indigne du Sénégal, même indigne de l’Afrique».
Cette rivalité légendaire entre deux éléphants de la pensée africaine me tenait vraiment à cœur, ayant été moi-même Dakarois pendant deux ans. J’étais vraiment rempli d’amertume, et je ne m’en étais pas rendu compte. Et le sage africain avait compris que j’avais besoin de plus d’information, s’il devait me garder dans la confidence, dans l’intérêt de la transparence.
«Senghor avait parfois un comportement mesquin,» dit-il, avant d’ajouter : «Une fois, il m’a proposé de rédiger la préface d’un de mes livres… Et quand il m’a montré son texte, un long texte dans lequel Senghor y dénigrait ses amis écrivains pour se prévaloir… J‘ai refusé…»
Et comme s’il voulait se raviser, Badian conclut : «Senghor était mon ami. Il est encore mon ami… Mais je me suis fâché…» Je n’avais pas commenté. J’ai même changé de sujet. Et puisque je comprenais son embarras, le poids de cette confidence m’avait convaincu de son intégrité. Sa cordialité.
Le Dr Seydou Badian Kouyaté était un homme estimable, honnête, loyal, un ami sincère ou est-ce que le destin l’avait conduit de le devenir ?
Une autre fois, le conseiller diplomatique de Senghor m’avait fait une autre confidence : «Amadou Ahidjo était l’ami de Senghor. Ils se téléphonaient souvent. Ahidjo admirait Senghor… Et Senghor l’estimait beaucoup. Ahidjo discutait des sujets intellectuels avec Senghor… Ahidjo était passionné de lectures, d’histoire et les essais politiques. Cette admiration mutuelle entre Senghor et Ahidjo offusquait Houphouët-Boigny.»
Après un quart de siècle à la Magistrature suprême, Ahidjo avait démissionné pour céder le fauteuil présidentiel à son dauphin constitutionnel, son Premier ministre Paul Biya, en conservant la présidence du parti unique, mais un conflit éclata entre le nouveau Président et son illustre prédécesseur : c’était une sorte de «cohabitation étrange» que les chefs d’Etat africains demandaient à Biya d’endurer, par souci d’une paisible alternance politique au Cameroun.
«Le Roi Hassan II a essayé de réconcilier Ahidjo et Biya, expliqua Badian. Au Cameroun, Biya et ses proches déshonoraient Ahidjo. Les chefs d’Etat n’ont pas apprécié les attitudes de Paul Biya. Pourtant, c’est Houphouët-Boigny qui a accueilli en grande pompe Biya à Abidjan…»
Paul Biya a humilié Amadou Ahidjo en le faisant condamner deux fois à mort par contumace, à «être fusillé sur la place publique pour avoir fomenté un complot contre l’Etat.» Biya s’est rapproché du Président Togolais Gnassingbé Eyadema, le «protégé du Vieux», avec la «bénédiction de François Mitterrand». Et Ahidjo, se sentant trahi par son «fils spirituel» et ses pairs, est mort de chagrin quelques années plus tard à Dakar.
Pour Seydou Badian, les accusations de complot contre Biya étaient imaginaires : «Amadou Ahidjo était l’ami intime de Senghor, me dit-il. Ahidjo, comme Senghor, n’avait pas l’intention de s’éterniser au pouvoir… Ahidjo a démissionné volontairement pour laisser le pouvoir à son Premier ministre Paul Biya comme Senghor l’a fait. Il y a eu cette entente entre eux : Senghor a préparé Abdou Diouf à sa succession et Ahidjo a préparé Paul Biya… Ces histoires de coups d’Etat fomentés par Ahidjo pour renverser Biya sont ridicules…»
Et Seydou Badian me confia que : «Houphouët-Boigny n’avait pas apprécié les démissions successives de Senghor et de Ahidjo… Houphouët semblait avoir une dent contre Ahidjo… Il a encouragé Biya dans sa révolte contre Ahidjo…»
Badian savait que je n’étais pas un admirateur de Félix Houphouët-Boigny, parce qu’il avait la réputation d’être «l’homme de la France en Afrique». Et Seydou Badian m’expliqua comment «Houphouët-Boigny a milité contre l’Afrique pour la Côte d’Ivoire, milité contre la Côte d’Ivoire pour les Baoulés, milité contre les Baoulés pour Yamoussoukro et contre Yamoussoukro pour sa famille…»
Toutefois, Seydou Badian ne cachait pas son admiration pour le défunt Président égyptien Gamal el-Nasser, «un panafricain !», m’avait-il dit. «Gamal Nasser ?”, lui demandais-je ; Il a promu le panarabisme, il a nationalisé le canal de Suez, il s’est opposé aux Occidentaux, il était même à mon sens un nationaliste arabe.»
«J’ai connu le président Gamal Nasser, dit-il avec assurance, il nous a soutenus pendant les luttes d’indépendance. Nasser était un nationaliste africain.»
Puis, le sage Seydou Badian m’expliqua alors avec les mots simples qu’au début des années 1960, le Président Senghor avait entrepris d’organiser le premier Festival mondial des arts nègres. C’était une ambitieuse initiative de Senghor pour célébrer les humanités africaines, les «cultures nègres» et les grands artistes de la diaspora noire. Le Sénégal avait envoyé des invitations aux Etats d’Afrique et des Caraïbes, aux intellectuels célèbres (Aimé Césaire, Langston Hughes), aux artistes noirs des Etats-Unis (Duke Ellington et Louis Armstrong), etc.
Informé par les médias, le Président égyptien avait appelé son homologue sénégalais, et Gamal Nasser lui avait dit ces paroles inédites : «Senghor, j’espère que vous n’oublierez pas les artistes égyptiens ! … L’Egypte sera représentée au Festival de Dakar. Nous sommes aussi des Noirs.» Seydou Badian m’avait donc dévoilé sa conception du Panafricanisme.
Eric SCHWARTZ
Directeur exécutif chez Advena World, une agence de gestion d’événements basée à Washington DC. Avant de s’installer aux États-Unis, il a travaillé comme journaliste et responsable des relations publiques chez FP7 McCann au Maroc.
e1sloan@yahoo.com | eric@advenaworld.com |
Tel: (240) 688-5189